Alors qu’elle vit recluse pour échapper à la surveillance des nazis, la vieille Lou Andreas-Salomé (Nicole Heesters) rédige ses mémoires avec l’aide d’un jeune admirateur (Matthias Lier). Elle revient pour lui sur sa jeunesse à Saint-Pétersbourg, sur le projet de communauté intellectuelle qu’elle forma avec les philosophes Paul Rée (Philipp Hauß) et Friedrich Nietzsche (Alexander Scheer), sur son mariage blanc avec un docteur qui lui permettait d’être écrivaine plutôt qu’épouse (Merab Ninidze), sur sa découverte tardive de l’amour avec Rainer Maria Rilke (Julius Feldmeier), sur son compagnonnage intellectuel avec Freud (Harald Schrott), enfin.

Lou Andreas-Salomé est à l’Allemagne de la fin du dix-neuvième siècle ce que Simone de Beauvoir est à la France de l’après-guerre : une femme ayant réussi à s’imposer dans le monde traditionnellement masculin de la philosophie jusqu’à fasciner les hommes qui l’ont connue. En réalisant son portrait, Cordula Kablitz-Post contribue à battre en brèche l’idée encore présente dans nombre d’esprits que les grands penseurs sont tous des mâles, mais, plus décisivement encore, elle munit ses contemporaines d’un exemple pratique de résistance à l’autocensure. En effet, elle met en scène une jeune femme assez déterminée pour faire passer son œuvre intellectuelle avant toute chose, même, et surtout, avant la mystification produite par les hommes pour mieux conserver les femmes sous leur servage : l’amour. Pour rester économiquement mais surtout émotionnellement libre, Lou refuse en effet strictement de devenir, même sous une forme institutionnalisée, l’esclave sexuelle de ses partenaires intellectuels. Quelle jubilation d’assister aux rebuffades qu’elle inflige aux esprits si imbus d’eux-mêmes de Paul Rée et de l’inénarrable Nietzsche ! Si la réalisatrice Cordula Kablitz-Post s’amuse à filmer ce renversement des rapports traditionnels intersexe, et se délecte de nous faire entendre les plus belles invitations de Lou à la liberté, elle laisse aussi entrevoir ce que la grande dame aurait sans doute appelé du narcissisme positif mais qu’il nous est aussi possible d’interpréter comme de l’orgueil…

F.L.