Scène hallucinante ce mercredi 8 mars sur RTL, lorsque Marine Le Pen, répondant à une remarque du journaliste Yves Calvi sur la peur qu’inspire le Rassemblement Bleu Marine et le FN, se met à critiquer la stratégie de la peur utilisée contre son parti et réplique : « les arguments qui sont développés sont régulièrement des arguments qui relèvent de la stratégie de la peur. Elle a été théorisée et d’ailleurs elle a été mise en œuvre avant le Brexit, avant l’élection de Donald Trump. Ça consiste à ne pas évoquer les arguments mais à dire ‘’ça va être la catastrophe vous allez voir c’est dramatique et puis tout le monde va être ruiné et ça va être la faillite et la dette va tripler…’’ : des arguments qui n’ont pas de sens sur le plan économique. »

Il est assez surréaliste d’entendre Marine Le Pen critiquer chez les autres une stratégie qu’elle a longtemps utilisée. Le dernier long métrage de Lucas Belvaux, lui, est bien ancré dans la réalité et s’intéresse au ravalement de façade opéré par le FN depuis que Marine Le Pen en a pris la direction. Alors que l’annonce du film a fait jaser les caciques du parti avant même son arrivée dans les salles, sa sortie opportune en cette période mouvementée d’élection présidentielle interroge sur le vaste chantier qui a permis de muter une organisation antisystème en un gardien de « l’ordre républicain », dernier rempart contre la crise.

Le réalisateur se livre à une véritable analyse. En effet, remontant aux prémices de la métamorphose, il inscrit scénario, personnages et récit dans le village fictif de Hénart (comprenez Hénin Beaumont). On y suit Pauline, infirmière dévouée, qui se retrouve au cœur de manœuvres politiques orchestrées par Agnès Dorgelle (comprenez Marine Le Pen), la nouvelle leader du Rassemblement National Populaire (Comprenez Front National donc), un parti d’extrême droite dont elle a pris les commandes à la suite de son père…

Bon. On comprend d’emblée ce qui a fait sortir du bois le FN, surtout que le réalisateur de Pas son genre joue sur des effets de persistance rétinienne jusque dans le choix de ces acteurs (au hasard : Catherine Jacob). À sa droite, Émilie Dequenne est parfaite dans le personnage d’infirmière confrontée à la fameuse « réalité du terrain ». Grande idée que de la faire incarner cette femme forte, blasée de voir les gouvernements et les promesses se succéder sans résultats. Ni de gauche, ni de droite, quoique fille d’un militant communiste, elle va peu à peu se laisser rallier aux idées du RNP habilement distillées par le médecin de famille, membre du parti, qui voit en Pauline une future élue au visage plus rassurant, loin des crânes rasés des paramilitaires vomissant leur haine des étrangers et abonnés aux théories du complot et du « grand remplacement ».

En écrivant un personnage a priori politiquement neutre, Belvaux met en scène dans la trajectoire de cette femme l’alliance délétère des nouveaux éléments de langage du parti d’extrême droite et son vieil héritage xénophobe. Car si Pauline finit par croire au « changement », il apparaîtra rapidement que cette idée ne concerne que le décor, car la pièce que l’on joue est au fond toujours la même.

Joli tour de force que d’arriver dans un même film à évoquer à travers des répliques savoureuses cette révolution sémantique effectuée par le FN (le capitalisme a fait des émules) et le maintien des mentalités. Et ça marche. Même si le sujet n’est pas nouveau, la fiction trouve ici son sens puisqu’elle nous permet de voir le glissement qui s’opère et qui entraîne Pauline à se faire le chantre d’une organisation qui tente tant bien que mal de masquer les effluves nauséabonds de son racisme latent. En parallèle de ces répliques qui jalonnent le film et qui font souvent mouche, le scénario installe progressivement des vrais enjeux dramatiques permettant d’amorcer dans sa 2e partie un tournant vers le polar tout à fait réussi.

À partir d’une galerie de personnages un poil cliché (le papa communiste reclus dans sa maison et son passé, le copain néo-nazi adeptes des ratonnades et du paintball, la copine gaucho moralisatrice…), Lucas Belvaux navigue entre les stéréotypes et réussit un film à la fois parfaitement maîtrisé, jamais caricatural et techniquement très inspiré (notamment sur les cadrages).

En conclusion, Chez nous brille par son analyse subtile des pièges du langage allié à un rappel intelligent du lourd héritage du FN.

T.K.