Quand on évoque The Shadow, il est nécessaire de revenir à l’âge d’or des pulp, à l’aube des années 30, aux USA. Les « pulp magazines » étaient des revues extrêmement populaires et peu onéreuses qui offraient à leurs lecteurs des récits de fictions dans de nombreux genres. La dénomination vient du papier utilisé pour l’impression, qui était constitué de résidus de fibres de bois appelés « wood pulp ». Des personnages clefs de la culture populaire tels que Conan le Barbare ou Tarzan ont été ainsi popularisés par ces magazines qui ont vu passer dans leurs pages des géants de la littérature de genre tels que Philip K. Dick, Raymond Chandler ou Edgar Rice Burroughs.

The Shadow n’est pas à l'origine une création littéraire. En effet, le personnage est né sur les ondes d’une station de radio américaine. C’était une commande faite par le pulp Detective Story Magazine à une agence publicitaire afin de doper ses ventes. Les spécialistes en communication vont alors créer un personnage se nommant The Shadow qui relatera sur les ondes les histoires parues dans la revue. Après la diffusion, les ventes de Detective Story Magazine ne décollent pas mais de nombreux auditeurs, marqués par la voix sinistre de l’acteur Frank Readick Jr, réclament le magazine mettant en scène les aventures de ce fameux The Shadow à leur marchand de journaux. L’écrivain Walter B. Gibson est alors engagé pour créer un univers fictionnel autour de ce personnage qui n’est pour l’instant qu’une simple voix. L’auteur le dote de pouvoirs hypnotiques qui lui permettent de se jouer des esprits de ses ennemis. The Shadow apparaîtra ensuite dans plus de 280 romans. Il faut savoir que Walter B. Gibson avait un goût prononcé pour l‘occultisme, en dehors de The Shadow, il a signé des livres sur la prestidigitation, l'hypnotisme et le spiritualisme.

The Shadow est l’archétype des super-héros à venir. L’identité du personnage à la ville est tenue secrète. De même, il fait face à une galerie de super-vilains, et porte un costume stylisé avec une cape et un bandeau sur la bouche.  Bob Kane l’a reconnu, il s’est fortement inspiré de The Shadow pour créer la BD Batman. Le milliardaire Bruce Wayne est en effet une variation de l’aventurier Lamont Cranston qui devient le Shadow une fois la nuit tombée.

Outre les pulp, The Shadow apparaîtra dans de nombreux comics et deviendra une star des feuilletons radiophoniques. Très populaire, le personnage a été la tête d’affiche de nombreuses séries B au cinéma entre 1930 et 1960, avant de passer de mode dans les années 60.

Il me semblait nécessaire d'écrire ces quelques mots sur l’origine du personnage avant d’aborder l’adaptation signée Russell Mulcahy. En effet, de trop nombreuses critiques disponibles sur la toile se limitent à un simple argument quand ils parlent de The Shadow : c’est une copie de Batman. Les auteurs de ces textes oublient une chose essentielle : The Shadow est un personnage antérieur à la célèbre chauve-souris. Sur ce point, le long métrage signé Russell Mulcahy fait penser à un autre film mal-aimé par le grand public : John Carter d’ Andrew Stanton. Une réalisation qui fut accusée d’être un plagiat de Star Wars par de nombreux internautes qui ne savaient pas qu’ils regardaient une adaptation du roman La Princesse de Mars d’Edgar Rice Burroughs paru en 1917. Une oeuvre littéraire qui popularisera le space opera, et dont George Lucas s’est "très" largement inspiré.

The Shadow est un projet porté par le producteur Martin Bregman connu pour ses collaborations avec des auteurs du nouvel Hollywood tels que Sidney Lumet ou Brian De Palma. Son nom se retrouve ainsi aux génériques de Serpico et Un après-midi de chien, mais aussi de Scarface et L'Impasse dont le scénario est signé par David Koepp. Ce scénariste était en passe de devenir l’un des plus grands noms d’Hollywood après le succès mondial de Jurassic Park. Le producteur décide de l’engager à nouveau pour sa capacité à écrire des scripts solides, et pour sa connaissance du personnage de The Shadow dont il écoutait enfant les exploits radiophoniques.

David Koepp a puisé son inspiration dans le célèbre slogan "Who knows what evil lurks in the hearts of men? The Shadow knows!” (Qui sait quel mal se cache dans le coeur des hommes ? L'ombre le sait) qui avait rendu le personnage populaire à la radio. Selon le scénariste, pour connaître le mal qui se cache dans le cœur des hommes, The Shadow doit l’avoir forcément expérimenté. Il fait donc de son héros interprété par Alec Baldwin, un baron de la drogue sanguinaire vivant en Inde. Au début du film, il est enlevé par un sage nommé Tulku qui va le mener vers la voie de la rédemption. Il apprendra alors à maîtriser la part maléfique de son âme pour venir à bout du mal. Cette introduction est plutôt maline, car elle n’est pas manichéenne. En effet, son héros a partagé avec ses ennemis un goût pour le crime. Mais surtout, cette «origin story» qui dure la plupart du temps des heures dans les longs-métrages de super-héros, est ici expédiée en moins de 8 minutes. Pas de psychologie de bazar concernant un protagoniste en collants, de tentative de nous proposer un message lénifiant sur l’état du monde, le script du film est à l’image des pulp dont il s’inspire :  simple et bourré de péripéties. The Shadow nous donnera ainsi à voir une bombe nucléaire au design ultra kitch et des laboratoires de l’armée qui rappellent les Frankenstein de la Universal. Quant à l’héroïne, c'est une blonde platine qui tombe amoureuse d’Alec Baldwin au premier regard. David Koepp ira jusqu’à reprendre comme antagoniste le fameux Shiwan Khan des romans. Un grand méchant Asiatique en mode "péril jaune" qui témoigne de l’époque où The Shadow a été créé.

Un producteur est parfois nécessaire pour canaliser un cinéaste afin de lui faire prendre du recul et l’aider à couper ce qui est superflu dans son film. Dans le cas de The Shadow, Russell Mulcahy devrait plutôt remercier son producteur pour l’avoir canalisé et lui avoir imposé une direction artistique. Le cinéaste australien aurait aimé utiliser plus d’effets numériques, pourtant c’est bel et bien les quelques plans en image de synthèse qui, dans le film, paraissent datés et terriblement ancrés dans les années 90.  À l’opposé, quand le cinéaste se joue simplement des éclairages pour plonger son personnage dans l’ombre, l’effet est d’une redoutable efficacité. On comprend d’emblée qu’il utilise ses pouvoirs hypnotiques. Quand ce long-métrage s’est ramassé au box-office, le réalisateur Russell Mulcahy a reproché à Martin Bregman de l’avoir empêché de moderniser le récit. Sincèrement je pense que le producteur a fait le bon choix. Car c’est bel et bien cette volonté d’offrir une oeuvre à l’ancienne qui fait l’originalité de The Shadow ! Grâce à Martin Bregman, il signe sans doute l’un de ses plus beaux longs-métrage. Il faut bien se l’avouer :  le cinéaste australien a parfois tendance à trop en faire, abusant des effets qu’il a expérimentés dans ses clips. Sa réalisation est ici plus posée et met d’autant plus en valeur son sens du cadrage. Les plans composent ici des tableaux de toute beauté qui n’ont rien à envier aux meilleures cases de comics. De plus, ses mouvements de caméra dantesques sont pour une fois utilisés avec parcimonie et sont d’autant plus mis en valeur. On regrette seulement que le labyrinthe de glace construit pour le final et renvoyant à La Dame de Shanghai d’Orson Welles (qui fut l’un des plus fameux Shadow sur les radios américaines) ait été détruit lors d’un tremblement de terre. Le studio a alors obligé le réalisateur à bricoler une conclusion avec quelques plans fugaces. Il faut enfin souligner le travail du talentueux chef opérateur Stephen H. Burum connu pour ses collaborations avec De Palma. Images contrastées mettant en valeur les zones d’ombres à l’image, visages suréclairés à l’écran et détachés du décor par une backlight (projecteur placé derrière l’acteur), la photographie rappelle les plus belles heures des polars d’Hollywood des années 40-50.

Le film s’appuie sur un casting solide. Alec Baldwin ne nous offre peut-être pas la plus grande prestation de sa carrière, mais soyons clairs, son physique de bellâtre des années trente et sa mâchoire carrée suffisent amplement pour incarner un héros de comics. À ses côtés, il peut compter sur des comédiens de premier ordre comme Ian McKellen, Tim Curry et John Lone dans le rôle du grand méchant Shiwan Khan. Vu dans L'Année du dragon et M. Butterfly de David Cronenberg, l'acteur réussit à faire exister à l'écran un personnage de méchant Asiatique, un peu grotesque sur le papier. Il parvient même à lui donner une certaine noblesse, ce qui n’est pas un mince exploit !

The Shadow est tout simplement un bon film, ce qui est déjà beaucoup. Une oeuvre de pur divertissement qui conserve la naïveté de son matériel d’origine. J’espère vous avoir donné envie de découvrir ou redécouvrir ce long-métrage devenu culte aux USA avec le temps, mais qui reste encore totalement ignoré en France où il fut trop hâtivement comparé à Batman. Bonne séance à vous !