Au fond de sa boutique, Jean Bigiaoui pianote nerveusement sur sa calculatrice. Les factures et frais divers ont dépassé le chiffre d’affaire de Bricomonge, la grande quincaillerie du cinquième arrondissement de Paris qu’il a monté de toutes pièces trente ans auparavant. Le bilan est sans appel : Jean doit fermer boutique. Son fils, Samuel Bigiaoui, devient le temps d’une heure trente un Alain Cavalier des temps modernes filmant à la fois la façade souriante de l’enseigne et la remise fermée à clé où son père, fatigué, remonte le cours de sa vie. Ancien militant de la Gauche Prolétarienne, rien ne laissait penser que cet intellectuel diplômé allait passer sa vie à vendre des clous. Pourtant, à l’entendre, le lien est évident : en ouvrant son magasin, Jean n’est soumis à aucune supériorité hiérarchique et reste libre de mener ses affaires comme il l’entend, avec les valeurs qu’il a toujours défendues. Ainsi Bricomonge est un petit monde hétéroclite où l’employé n’est pas moins roi que le client. José, Mangala, Zohra, Kouang… outre la diversité culturelle revendiquée dans le recrutement, chacun est le bienvenu en boutique, que ce soit pour raconter sa vie ou acheter une ampoule. Alors quand la banqueroute est annoncée, c’est tout un monde qui s’effondre pour l’habitué comme pour le salarié. « Qu’est-ce qu’on va devenir... » sanglote une vieille dame au comptoir tandis que José qui découpe du bois dans l’arrière-boutique depuis trente ans, tente de masquer son inquiétude.

La disparition des petits commerces résonne ici avec la fin d’une génération. Ce sont majoritairement des personnes d’un certain âge et d’un certain niveau de vie qui ont résisté à l’appel des grandes surfaces périphériques et continuent de s’approvisionner dans leur quartier. Seulement, comme l’explique Jean, ce ne sont pas ces petits acheteurs qui lui permettent de vivre, et les entreprises de bâtiment, quand elles ne laissent pas des ardoises considérables, se sont laissées tenter par le low-cost.

Bricomonge est une affaire de famille à qui Samuel Bigiaoui rend hommage dans un documentaire attachant, entre rires et larmes, où toute une galerie de personnages viennent eux aussi faire leurs adieux.  « Tout doit disparaître » oui, mais pas les souvenirs.

S.D.