En Inde, les familles les plus aisées se soumettent à une hiérarchie domestique très stricte. Il est habituel qu’une « servante » soit employée à plein temps pour s’occuper des enfants et de l’entretien de la maison. Jusque-là rien d’anormal, sauf que ces femmes qui ont beau faire partie des murs doivent se débrouiller pour disparaître une fois la nuit tombée, sur un matelas de fortune déroulé dans la cuisine ou dans un couloir, que l’on range en catimini au petit matin. Jamais une servante ne doit s'asseoir sur le fauteuil de son employeur, et encore moins manger à sa table. Ce principe de ségrégation a inspiré à Rohena Gera son premier long métrage de fiction. D’origine indienne, elle a elle-même grandi dans une famille avec une nourrice qu’elle adorait et qu’elle observait, dubitative, manger assise à même le sol de sa cuisine. Mais dans Monsieur, il n’est pas question de s'apitoyer sur le sort des domestiques. Son héroïne Ratna est une femme forte et brillante dont la seule faiblesse sera de tomber amoureuse de son employeur Ashwin, lui-même sous le charme de la jeune femme. L’évidence de leur sentiment se heurte à un mur infranchissable : celui de la société indienne où le mélange entre les classes est le pire des tabous.

La promiscuité qu'oblige la petite taille des appartements de Bombay n'empêche pas Ratna et Ashwin de vivre dans l'indépendance. Pendant que l’homme d’affaire est au travail, joue au squash ou sirote des cocktails avec ses amis fortunés, la délicate servante prépare à manger, répond au téléphone et époussète les dorures. Mais surtout, elle nourrit le projet de faire des études pour devenir couturière. Pour réaliser son rêve elle est prête à tout, même à se faire exploiter par un couturier du quartier après sa journée de travail. Séduit par cette détermination, Ashwin l’encourage vivement dans cette reconversion professionnelle qu’il envie. Contrairement à lui qui évolue dans un petit monde étriqué pour lequel sa richesse ne peut rien, Ratna à des perspectives d’avenir et ne peut qu’évoluer. C’est le paradoxe que met Rohena Gera en place dans son film : Ratna a beau être la protagoniste d’apparence la plus démunie, elle est la seule que l’on voit s’autoriser des moments de liberté, lorsqu’elle discute avec sa collègue de l’immeuble sur le toit du bâtiment (dont Ashwin ne connaît même pas l’existence), qu’elle achète des étoffes au marché ou encore qu’elle rend visite à sa famille dans la campagne. A l’inverse, Ashwin semble étouffer dans sa voiture de luxe climatisée, sa salle de sport et ses soirées mondaines. Il voit en Ratna la promesse d’une autre vie et dévoile peu à peu ses sentiments.

Portée par une héroïne des plus inspirantes, Monsieur porte un regard critique sur la société indienne et explore avec une grande délicatesse la naissance d’une relation amoureuse inavouable, qui ne s’autorise presque aucun geste ni parole et demeure pourtant très intense.

S.D.