Ces temps de confinements sont l'occasion de partir la recherche de perles inconnues du grand public et c'est en regardant chez nos amis italiens que j'ai été interpellé par une affiche aux faux airs de Mémoires d'une Geisha, celle de Cantando dietro i paraventi ou en français : En chantant derrière les paravents. En y regardant de plus près, la femme asiatique de l'image ne ressemblait pas vraiment à une artiste japonaise, plutôt à une petite concubine chinoise et elle était flanquée d'un... pirate. Un vrai pirate de chez nous, avec sa longue barbe noire, son tricorne et... attendez une minute... Nom de Dieu, mais ce pirate c'est Bud Spencer ! Le "Bud Spencer" de Bud Spencer et Terence Hill, alias l'Obélix napolitain, alias la sulfateuse à torgnoles des westerns spaghetti de mon enfance. Avouez qu'un film italien mêlant Chine mythologique et vieux loup de mer, on ne voit pas ça tous les jours !

En fait, En chantant derrière les paravents d'Ermanno Olmi met en image une fable sur le plus grand pirate de tous les temps, celui qui a eu la plus grande armada à son service et qui contre toute attente ne souquait pas dans les Caraïbes mais en Mer de Chine.  Ce capitaine qui fit trembler l'empereur jusqu'au palais céleste se prénomme Ching Shih et est une femme ! Au début du XIXème, Ching Shih (1784 – 1844) est une légende à la tête de 400 à 1.800 navires selon les sources, embarquant de 60 à 80.000 marins qui firent mordre la poussière dans la baie de Guangzhou aux flottes impuissantes de la dynastie impériale Qing. Son nom ne vous dit peut-être rien, mais vous l'avez certainement aperçue en vielle femme dans Pirates des caraïbes. Intelligente, belle et tacticienne, celle qui commença comme modeste prostituée se hissa au rang de terreur des mers, et ça, en faisant régner un code de piraterie très strict à ses hommes, interdisant par exemple le viol de prisonnière et n'hésitant pas à faire décapiter les récalcitrants.

Le film débute dans un café-spectacle-bordel de Guangzhou dans lequel des spectateurs alanguis par les pipes à opium regardent Bud Spencer sur scène narrer la légende de Ching Shih. Peu à peu, le théâtre s'efface et nous plonge au coeur des évènements, revenant de temps à autres dans les volutes du bordel pour prendre une respiration dans le récit. Le film d'Olmi (Palme d’or à Cannes, en 1978 avec l’Arbre aux sabots) est en fait une libre adaptation de l'œuvre du poète chinois Yuentsze Yunglun à laquelle le réalisateur italien à réfléchi pendant une trentaine d'années. Le déclic ce fit après le 11 septembre 2001 et par l'engagement de l'Italie dans la guerre qui s’ensuivit. Olmi voulait alors emporter les spectateur vers un ailleurs mythologique et prôner la paix entre les hommes. Il se rappela d'un des vers de Yuentsze Yunglun « Et c’est ainsi que les hommes enfin en paix purent vendre leurs épées et acheter des boeufs tandis que les voix des femmes égayaient le jour en chantant derrière les paravents. » duquel il tira le titre de son film.

Alors, on ne va pas se mentir, "Cantando dietro i paraventi" est plus un film onirique nous plongeant dans une Chine fantasmée (et tournée au Monténégro) qu'un film d'action hongkongais. Sur une trame relativement simple, parsemée ça et là de quelques combats en pleine mer, le récit s'attache d'abord à dépeindre la vacuité de la guerre et la valeur de la paix. C'est un peu déstabilisant si on s'attend à film historique ou à un film d'action tout azimut mais le charme a opéré sur moi à la fois par sa belle photographie un peu surannée, et surtout par son aspect de fable philosophique pour grand enfant. Aussi étrange que cela puisse paraître, j'ai beaucoup aimé ce mélange de style entre iconographie chinoise sublime et  film en costume italien. Il y a dans cette alchimie une forme d'antithèse de Pirate des caraïbes, une poésie des mots et de l'image qui délaisse l'action tape à l'oeil pour s'intéresser aux personnages et aux paysages.

Côté acteurs, je suis immédiatement tombé sous le charme de Jun Ichikawa, non pas le cinéaste japonais, mais une homonyme aux faux airs de Zhang Ziyi (Tigre et Dragon, Memoirs of a Geisha, The Grandmaster) née au soleil levant mais qui a grandi et vit en Italie. Absolument inconnue en France (et probablement au Japon), la jeune femme qui reçut d'abord une formation de danseuse classique crève l'écran dès sa première apparition. On retrouve aussi avec beaucoup de plaisir un Bud Spencer en bras droit de la capitaine. Plus âgé, moins cogneur et plus poète que dans les années 70, il forme un duo étonnant avec Jun Ichikawa dont les deux personnages échangent des mots d'esprits en permanence. Surtout Bud Spencer permet de faire le lien entre orient et occident, rappelant à chacun que le film n'est qu'une adaptation occidentale qui ne cherche pas à copier les œuvres chinoises mais à raconter une belle histoire dans un orientalisme assumé.

Pour conclure, En Chantant derrière les paravents est un film peu commun qui est passé totalement inaperçu en France. Il convoque l'imaginaire de la Chine millénaire et onirique en la filmant avec beaucoup moins de pudeur que ce qu'oserait un film asiatique, et en mettant à son service toute l'expérience du film en costume italien.

Une curiosité à voir sur Universciné.com : https://www.universcine.com/films/en-chantant-derriere-les-paravents

Gwenaël Germain