A l'origine, il y a la fascination d'Hervé Le Roux, critique puis réalisateur discret, pour le photogramme d'une femme qui crie sa ferme résolution de ne pas reprendre son travail aux usines Wonder de Saint-Ouen, le 10 juin 1968, alors que la reprise vient d'être votée par l'assemblée générale des grévistes. L'image est extraite d'une bobine 16 mm filmée par les étudiants de l'IDHEC (l'ancêtre de l'actuelle FEMIS) eux-mêmes en grève, ayant voté la réquisition du matériel de leur école pour enregistrer les luttes du joli mois de mai. C'est cet instantané de dix minutes, incisif, brut, sans montage ni commentaire, qu'utilise Hervé Le Roux pour faire jaillir les souvenirs de ceux qui étaient présents ce jour-là et qui pourraient donc l'aiguiller dans sa quête de la mutine inconnue. Pour chacun des témoins, le réalisateur utilise le même dispositif. Il prend rendez-vous avec un contact obtenu lors d'une rencontre précédente, sans trop en dire, et surtout sans poser de questions, de façon à ce que les réactions qu'il capte quand il montre l'extrait de film soient les plus spontanées possibles.

   A mesure que les témoins se souviennent et que des contremaîtres aux ouvrières spécialisées Hervé Le Roux se rapproche de l'objet de son désir cinématographique, se dessine selon ses propres mots le tableau « d'un monde disparu : les grandes entreprises industrielles des banlieues rouges, une forme de culture d'entreprise – un sentiment d'appartenance largement remis en cause par toutes les formes de précarité du travail. » Avec son étonnante madeleine, il exhume une précieuse mémoire ouvrière, faite de jeunes filles de quatorze ans donnant leur paie à leur mère, de diablesse contremaîtresse et de syndicalistes répétant les mots d'ordre de Maurice Thorez.

   Avec le recul historique, déjà présent en 1996 lors de sa sortie originale et renforcé pour cette version restaurée en 2017 (sous la supervision d'Hervé Le Roux), Reprise montre également en filigrane ce que la condition ouvrière n'est plus. Le paternalisme patronal et la fierté ouvrière ont été remplacés par la dépersonnalisation managériale et la honte du déclassement. Avec son film, Hervé Le Roux, qui nous a quittés l'an dernier, espérait lutter contre l'ensevelissement médiatique d'un fragment historique pas si ancien des banlieues nord-parisiennes : « on oublie par exemple qu'à Saint-Ouen, à la fin des années 60, il y avait 40 000 métallurgistes, qui passaient d'une usine à l'autre du jour au lendemain ». Et par là-même transmettre à la nouvelle génération un peu de la révolte ouvrière d'un printemps 68 dont on a surtout retenu les manifestations étudiantes. C'est chose faite, et bien faite.

F.L.