Le Grand Silence de Sergio Corbucci est une œuvre magique que j’ai découverte assez jeune et qui m’a profondément marquée. Ce fut le début d’une histoire d’amour pour les films de genre italien des années 60 et 70, un cinéma d’artisan au sens le plus noble du terme qui maniait avec délice un certain élitisme et une imagerie de romans de gare.

Le Grand Silence est le représentant d’un cinéma populaire européen qui damnait le pion à l’ogre américain. Les années 60 et 70 furent ainsi une époque bénie où les acteurs français alternaient œuvres d’art et essai et films plus populaires produits par la France et l’Italie. On pouvait retrouver Michel Piccoli chez Mario Bava, Jean-Pierre Marielle et Macha Méril chez Argento et bien sûr Jean-Louis Trintignant dans ce magnifique western crépusculaire qu’est Le Grand Silence.

Mais que raconte le film ?

Dans la province de l’Utah, aux USA. Le froid extrême de cet hiver 1898 pousse hors-la-loi, bûcherons et paysans affamés à descendre des forêts et à piller les villages. Les chasseurs de prime abusent de cette situation. Le plus cruel se nomme Tigrero. Mais un homme muet, surnommé "Silence", s’oppose bientôt à eux...

Viscéral, se passant exclusivement dans des espaces mortifères envahis par la neige, Le grand Silence est une réalisation inoubliable dont le final d’un nihilisme noir a profondément ému et interpelé le cinéphile que je suis.

Violent et sans pitié, Le grand Silence a marqué l’histoire du genre par ses décors enneigés et balayés par le blizzard. Cette représentation est totalement différente des déserts habituellement observés sur l’écran. La neige et la glace envahissent le moindre espace de vie, les carcasses humaines abandonnées au bord même des routes annoncent ici les zombies de George Romero.

Corbucci signe avec Le grand Silence une œuvre de maître. Son utilisation du Cinémascope est magistrale, enfermant les personnages dans un tapis de blanc qui engloutira au fur et à mesure leurs restes d’humanité. Cette science du cadre est sublimée par la photographie monochrome de Silvano Ippoliti renforçant l’aspect mortifère de l’œuvre.

Enfin comment ne pas parler de l’interprétation magistrale de Jean-Louis Trintignant et de Klaus Kinski. L’acteur français par la retenue de son jeu et l’humanité de son regard rend admirablement la sensibilité de son personnage, et devient en un seul film une figure mystique du western à l’égal d’un Clint Eastwood. Face à lui, la théâtralité et la démesure du jeu de Klaus Kinski montrent un Far West où la violence exercée par des sociopathes égocentriques est le seul réel organe de pouvoir.

N’espérez pas retrouver le lyrisme d’un Sergio Leone avec une violence magnifiée par la mise en scène. Les westerns de Corbucci sont plus réalistes et authentiques que les œuvres des autres réalisateurs spécialistes du genre en Italie. Le Grand Silence est un film dur, abrupt qui détruit un à un tous les mythes des États-Unis (le pouvoir des armes, l’argent, la justice et la loi… ). On y torture les innocents, massacre les enfants et le gouverneur envoie ses hommes à l’abattoir pour quelques dollars de plus. Seule une scène d’amour d’une beauté prodigieuse entre notre héros et une jeune femme noire perdue en terre ségrégationniste viendra réchauffer cet enfer de glace.

Le film de Corbucci est un long-métrage unique auquel Ennio Morricone a offert son plus bel écrin. Compositeur extrêmement doué au lyrisme parfois ampoulé, il propose ici une bande originale d’une mélancolie inouïe où Chopin aurait contaminé l’œuvre de Carl Orff. Un score admirable, relativement méconnu, mêle admirablement les ritournelles des giallos d’Argento aux envolées des westerns de Leone.

Requiem des illusions d’une Amérique qui s’est construite sur le sang, Le Grand Silence est un chef-d’œuvre du western italien à redécouvrir d’urgence.

Mad Will