M comme Menahem, 35 ans, les yeux vifs et un sourire immuable malgré le lourd fardeau qu’il porte depuis l’enfance. Dès son plus jeune âge, Menahem a été victime d’agressions sexuelles au sein de la plus grande communauté juive ultra-orthodoxe du monde dont il faisait partie, le quartier de Bnei Brak, en périphérie de Tel-Aviv. Adulé grâce à sa voix miraculeuse, le jeune homme a fui ses bourreaux et rompu avec la religion mais n’a pas perdu l’envie de chanter. Quinze ans se sont passés depuis son départ lorsque Menahem refait surface sur une plage de Tel-Aviv, accompagné de la documentariste Yolande Zauberman qui l’a découvert dans Kedma d’Amos Gitaï. Ensemble, ils sont décidés à confronter les coupables, des pères, des maris, des rabbins, qui, libres comme l’air, arpentent encore les rues animés de Bnei Brak.

Quand il n’est pas en train de chanter, Menahem parle de tout, tout le temps, avec tout le monde. Il s’exprime en yiddish, la langue des ultra-orthodoxes mais aussi des juifs persécutés, et c’est parfois grâce à elle qu’il tisse des liens à l’improviste dans la rue. Au-delà de ses capacités exceptionnelles d’orateur (il raconte avec un tel entrain qu’il est difficile de ne pas l’écouter), Menahem a un autre pouvoir magique, celui d’attirer les victimes, “les enfants blessés”.  Ses semblables viennent à lui comme s’il était couronné d’un halo lumineux distinct dans la nuit (à moins que ce soit celui de la caméra de Yolande Zauberman). Lors d’une scène incroyable, il se rend dans un cimetière, jadis théâtre de ses abus, où la silhouette d’un homme apparaît dans le noir. Menahem pense d’abord à un rôdeur malintentionné avant que celui-ci ne se présente comme Shmili, à peine 20 ans, futur marié, et lui aussi violé. Ce genre de rencontre improbable parsème le film, qui dévie alors de sa trajectoire initiale, la confrontation avec les bourreaux, pour aller finalement à la rencontre des innombrables victimes. Il n’y a qu’un soir où Menahem tente de discuter avec un de ses anciens agresseurs, en l’interpelant en bas de sa fenêtre. “Je veux juste faire la paix” s’exclame-t-il, alors que son interlocuteur le menace d’appeler la police. Les violeurs sont connus, ont parfois purgé une petite peine de prison, mais ne sont pas contraint de quitter la synagogue où ils continuent d’être en contact avec des enfants.

Les martyrs aussi sont connus. Menahem n’a par exemple jamais caché à ses parents et ses huit frères et sœurs les atrocités qu’il a subi, et l’on comprend en quoi cela n’a pu avoir aucune incidence sur son calvaire : lorsqu’il revient sur les faits devant son père, celui-ci lui reproche de ne pas s’être défendu. Menahem avait quatre ans.

En rapportant toutes ces conversations, M n’est plus seulement un documentaire sur la pédophilie en milieu ultra-orthodoxe mais un état des lieux assez sidérant de la place que la sexualité y occupe. Ainsi Shmili le futur marié ignore l’existence d’une homosexualité féminine, et demande à Menahem comment deux femmes peuvent faire l’amour puisqu’elles “n’ont pas de sexe”, tandis qu’un autre aborde l’interdiction de la masturbation ou l’obligation d’être dans le noir complet lors d’un rapport sexuel. Au milieu, Menahem est l'électron libre, celui qui s’affiche volontiers aux côté d’une prostituée, qui est autant attiré par un transexuel qu’une femme, et parle ouvertement de ses expériences.

Malgré cette attitude détachée, parfois provocatrice, qui fait masque à ses blessures, Menahem est un homme à jamais meurtri, dont les cicatrices se ré-ouvrent lorsqu’il se met à chanter. Il change alors de ton, devient grave, terriblement émouvant et toujours aussi fascinant. Ses chants sont aussi son dernier lien avec le monde religieux qu’il retrouve le temps d’une séquence finale, au creux d’une nuit à la synagogue où l’on célèbre, danse et rit à tel point qu’on en oublie presque son côté sombre. À ce titre, le précieux documentaire de Yolande Zauberman est là pour le rappeler.

 

S.D.