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Certains longs-métrages ont le pouvoir de nourrir nos rêves pendant une grande partie de notre existence. Il y a longtemps, j'avais entendu parler des Décimales du futur, mais il était alors impossible de mettre la main dessus. Ce Graal, longtemps hors de portée, est désormais disponible sur Universciné. Ce film de science-fiction, aussi atypique que psychédélique, est l'œuvre du talentueux réalisateur Robert Fuest, bien connu des amateurs du genre pour des longs-métrages tels que L'abominable Dr. Phibes et And Soon the Darkness, un thriller remarquable écrit par deux scénaristes anglais renommés : Brian Clemens, l’un des créateurs de Chapeau melon et bottes de cuir, et Terry Nation, qui, entre autres, est le cerveau derrière les Daleks de Doctor Who.

Pour appréhender Les Décimales du futur, il est nécessaire de revenir sur la carrière atypique de Robert Fuest, qui a commencé dans le septième art en qualité de décorateur. Il a rapidement démontré, même avec des budgets limités, un talent inné pour la scénographie, sublimant le visuel de ses films. Un exemple probant de cela est L'Abominable Docteur Phibes, où il a créé des décors saisissants, en particulier le repaire de Phibes. Dans Les Décimales du Futur, Fuest fait également des prouesses, signant des séquences superbes, comme l'enterrement du père du héros au début du long-métrage.

Aussi fascinant que soit Les Décimales du Futur, ce métrage sera un chant du cygne pour les velléités d’auteur de Robert Fuest, qui ne se remettra jamais de l'accueil négatif réservé à son film de science-fiction. Même s'il signera par la suite la remarquable série B La Pluie du Diable, avec un casting enthousiasmant comprenant le débutant John Travolta, William Shatner, le célèbre capitaine de Star Trek, et la vétéran Ida Lupino, il disparaîtra progressivement des écrans pour se cantonner à des projets alimentaires pour la télévision. C'est pourquoi il me semblait important de réhabiliter Les Décimales du Futur, ce cinéaste n’ayant pas eu la carrière qu'il méritait, compte tenu de son indéniable talent.

Les Décimales du Futur est un film rare, car il s'agit d'une des seules adaptations de Michael Moorcock sur nos écrans. Cet écrivain, célèbre pour ses œuvres de fantasy (comme Elric de Melniboné) et considéré comme le pionnier du genre steampunk (Le Seigneur des Air), a également marqué le monde de la science-fiction avec les aventures de Jerry Cornelius. Honoré dans bon nombre de festivals en lien avec les mondes imaginaires (les Utopiales, le prix Nebula aux États-Unis), il garde un souvenir amer de ses incursions dans le 7ème Art. Moorcock s'est en effet disputé avec Robert Fuest au sujet de la bande-son des Décimales du Futur, rejetant le film à sa sortie. Il a également vu son scénario pour Le Sixième Continent, réalisé par Kevin Connor, être mutilé, ce qui l'a incité à ne plus vendre les droits de ses œuvres pour des adaptations cinématographiques.

Même si l'auteur n'apprécie pas Les Décimales du Futur, il faut prendre conscience de la difficulté d'adapter un écrivain dont l'imagination foisonnante et les niveaux de lecture présents dans ses œuvres ne sont pas toujours faciles à rendre à l'écran. Les Décimales du Futur est à avant tout un voyage dans une science-fiction beaucoup plus inventive que celle produite à Hollywood. J’ai vraiment pris beaucoup de plaisir à regarder cette œuvre proche de la bande dessinée qui développe un imaginaire très british où l'étrangeté est roi.

Le grand mérite de cette œuvre réside avant tout dans sa capacité à refléter son époque tout en anticipant ses futures révolutions esthétiques. Avec sa profusion de couleurs et ses intérieurs parfois criards où des bonnes sœurs jouent aux machines à sous, le long-métrage capture l’imagerie des années 60 et 70. Cependant, Robert Fuest offre une mise en scène plus classieuse que bon nombre de films pop des seventies. Ses cadres sont soignés, les mouvements de caméra élégants. Les Décimales du Futur est un régal d’un point de vue visuel, d'autant plus que Fuest possède un sens inné de la composition, nous offrant des plans qui semblent tout droit sortis d'une bande dessinée de Crepax ou Moebius. On pense notamment à une scène où notre héros et la mystérieuse Miss Burnett attendent le grand méchant du film devant un mur blanc, sur lequel se détachent des lignes noires évoquant les cases des maîtres de la bande dessinée. Grâce à son expertise en scénographie et à sa mise en scène, le réalisateur parvient à créer des décors baroques de toutes pièces, comme la maison de Cornelius et son échiquier mural, tout en exploitant la géométrie des décors naturels.

Surtout, le film préfigure le mouvement new wave avec son héros en apparence nihiliste, dont la morale n'est pas toujours en adéquation avec une époque où le plaisir est roi. Cornelius, dandy aux ongles noirs, convaincu que le monde à venir n'existera plus, annonce des groupes comme les Talking Heads et The Cure.

Enfin, Les Décimales du futur rappelle les séries télévisées cultes britanniques de l'époque, telles que Le Prisonnier ou Chapeau Melon et Bottes de Cuir (dont Fuest a réalisé certains épisodes). Comme dans ces monuments de la culture anglaise, le cinéaste fait de son manque de moyens une force, en créant un univers en apparence semblable au nôtre, mais constamment contaminé par des éléments fantaisistes. On plonge dans un monde familier, mais en y regardant de plus près, on découvre une profusion de détails extravagants. Comme le fameux TARDIS, du Dr Who, les bâtisses du film sont plus grandes à l’intérieur qu’à l’extérieur. De même, dans cet univers cinématographique, on ne se sert plus de balles pour éliminer ses adversaires, mais de pistolets à aiguilles.

Les Décimales du Futur peut également se vanter de la présence d'un acteur exceptionnel en la personne de John Finch. Celui qui avait précédemment interprété Macbeth dans le film de Roman Polanski excelle tout simplement dans ce rôle. Malgré des situations parfois incongrues voire psychédéliques, notamment dans le final du film, il confère un aspect tragique au personnage, permettant ainsi au spectateur de s'identifier à lui. Aux côtés de John Finch, Jenny Runacre, qui avait déjà joué aux côtés de réalisateurs tels que John Cassavetes, John Huston, ou encore Pier Paolo Pasolini, apporte une profondeur à un personnage qui conserve son mystère jusqu'à la fin du film. Comme Finch, son charisme joue un rôle majeur, d'autant plus qu'elle adopte un look androgyne original pour l'époque. On sent que le personnage qu'elle incarne est une femme active, qui n'a pas besoin des hommes pour exister, une représentation plutôt rare dans les œuvres de fiction de cette période.

Malgré une réalisation soignée, un casting excellent, Les Décimales du Futur échoue cependant dans la fusion des différents genres que le film tente de nous offrir. Les aspects parodiques de certaines scènes et son humour décalé ne s'harmonisent pas avec les séquences où Robert Fuest adopte un ton sérieux. Même dans la structure du film, on ressent l'hésitation du cinéaste entre une narration classique et un récit plus éclaté. Le long-métrage débute presque comme un drame pour se conclure sur une note qu'il espérait ironique à la manière de Docteur Folamour, mais qui finit par retomber à plat, risquant de ternir le plaisir que nous avions éprouvé jusqu'alors. Les Décimales du Futur est trop sérieux pour une comédie et trop ironique pour un film de science-fiction.

Néanmoins, malgré ces réserves, j'ai véritablement succombé aux charmes des Décimales du Futur pour ses qualités visuelles, ainsi que pour les performances irrésistibles de John Finch et Jenny Runacre. Mon engouement pour le film m'a même poussé à commander les quatre romans de Cornelius réédités en France par les éditions L'Atalante. Je vous souhaite à tous un excellent visionnage sur UniversCiné !

Mad Will