Au bord d’une rivière, quatre femmes lessivent les draps. L’une d’entre elles se met à chanter, les autres la suivent tout en secouant les larges tissus blancs au dessus des hautes herbes, sous les yeux ébahis d’un petit garçon. Soixante ans plus tard, le soleil de plomb de cette belle journée a disparu, mais son souvenir est encore chaud dans la mémoire de Salvador Mallo, devenu cinéaste de renom. Il habite à Madrid un appartement décoré par de trop nombreuses sculptures modernes et scènes de vie encadrées, seul subterfuge du réalisateur pour peupler sa solitude.

Paralysé par sa mélancolie et un mal de dos, Salvador ne crée plus depuis des années et s’est coupé de tout son entourage cinématographique. Lorsqu’il apprend que son plus grand succès Sabor est restauré par la Cinémathèque, il décide de renouer avec son interprète principal Alberto Crespo vingt après qu’une brouille les ait séparés. Ces retrouvailles (et la découverte de l’héroïne) font renaître chez le cinéaste déprimé l’envie d’écrire, de filmer, en se replongeant dans son passé d’enfant, d’homme et d’amant.

Dans une autofiction et sous l’avatar d’Antonio Banderas, Pedro Almodovar signe sans conteste son film le plus personnel, un journal intime piqué de romanesque, magnifiquement pensé pour le cinéma. Il replace par exemple des souvenirs d’enfance dans des lieux insolites, parfaits pour raconter des histoires. Issu d’une famille pauvre, le personnage de Salvador Mallo est amené à déménager à Paterna dans la région de Valence, dans une maison troglodyte qu’il perçoit comme un génial terrain de jeu, tandis que sa mère déplore l’obligation d’habiter une “caverne”. Un unique point de lumière ensoleille la cuisine, comme un projecteur braqué sur l’endroit qui deviendra le théâtre des plus belles découvertes de l’enfant : la littérature (son premier pas vers le cinéma), et les premiers émois amoureux.

Douleur et Gloire ne ressemble pas au film déjanté type d’Almodovar. Ce n’est sans doute pas l’âge qui a poussé le cinéaste de presque soixante-dix ans à ranger son folklore, mais le sujet du film, introspectif et solennel. Sans lourdeur aucune, Almodovar confirme son goût pour les décors et les costumes multicolores, les éclats d’humour et de folie, comme lorsqu’Alberto et Salvador se disputent par haut parleurs interposés devant le public de la Cinémathèque, ou encore cette merveilleuse séquence où Alberto, seul en scène, danse devant un écran blanc. L’inattendu trône toujours, dans une vie comme dans un scénario. La fougue du baiser entre Salvador et son amant retrouvé, pourtant absente du script original et ajoutée la veille du tournage, s’impose comme la représentation ultime du feu d’une passion amoureuse d’antan que le temps ne pourra éteindre.

Le film, présenté en compétition officielle du Festival de Cannes, n’en partira certainement pas bredouille. Difficile de choisir entre récompenser la sidérante interprétation d’Antonio Banderas, plus beau et émouvant que jamais, Penelope Cruz dans le rôle secondaire de la mère de Salvador, en Sophia Loren hispanique, ou encore le maestro ultime de cette fresque passionnelle, Pedro Almodovar au sommet de sa gloire.

Suzanne Dureau