Depuis près de cinquante ans, Frederick Wiseman observe et filme les vies américaines ; plurielles, puisque qu’avec la distance de sa caméra il n’essaye pas de définir la vérité d’un sujet mais bien d’en montrer les différentes facettes, les lister simplement et, par la force du montage, en proposer une œuvre lisible.  Excepté quelques escapades parisiennes tour à tour consacrées à la Comédie Française, l’Opéra de Paris ou encore le Crazy Horse, Wiseman n’a cessé d’étudier son Amérique natale. Il faut dire que le terrain de jeu est vaste : de l’hôpital psychiatrique dans Titicut follies, son premier film en 1967, au célèbre Central Park (Central Park, 1989) en passant par le Zoo de Miami (Zoo, 1992), et tout dernièrement la bibliothèque publique de New-York, dans Ex Libris : The New York Public Library, le documentariste étudie longuement (ses films durent en moyenne 2h30) et minutieusement, les visages, les corps, les habitudes. Peut-être est-ce l’élection de Trump qui l’a poussé à infiltrer cette fois-ci, non pas les grandes institutions américaines, mais un village moyen de l’Indiana peuplé de 1400 habitants dont 76 % ont voté pour le leader du Parti républicain.

Il règne à Monrovia une atmosphère tranquille, “normale”. Les hommes sont au bistro, les femmes sont chez le coiffeur, les enfants sont à l’école et les chiens chez le vétérinaire. Chacun est à sa place et ne compte pas en bouger. Wiseman veille aussi à ne pas bousculer cet ordre, il ne s’introduit pas les gens et ne leur pose pas de questions mais se cantonne aux lieux publics (églises, cimetières, supermarchés…) et c’est en écoutant les conversations qu’il obtient des informations. Ainsi le quartier de Homestead est mal famé mais personne ne s’en préoccupe, le dispositif de sécurité incendie de la ville est vétuste et la viande des supermarchés a mauvaise mine. Les débats du conseil municipal sont routiniers (mais pour autant passionnant) et confirment la plénitude générale. D’autres scènes sont plus intrigantes, comme cette vente aux enchères de machines agricoles animée par un redneck au débit plus qu’incroyable, qui scande l’avancée des prix dans un langage inaudible au tout venant et pourtant compris de ceux qu’on voit lever le doigt. Il y a aussi cette drôle de cérémonie où un homme se voit remettre la médaille de la loge maçonnique en présence des “maîtres” et des “frères” qui ânonnent de mystérieux discours. On y devine alors l’étrangeté d’un monde fermé aux étrangers qui n’en possèdent pas les codes.

Comme à l’ouverture de Blue Velvet ou d’un épisode de Desperate Housewives, la banlieue moyenne, on le sent, dissimule ses vices derrière les franches poignées de mains entre voisins, les messes ou les spectacles d’enfants. A Monrovia, il en est de même. La tranquillité de ce village agricole finit par déranger et susciter des questions auxquelles Frederick Wiseman ne donne, comme à son habitude, pas de réponses précises mais nous offre une fois de plus l’ultime privilège d’être à ses côtés le témoin direct d’une société lointaine. Le film commence à l’école, se poursuit dans un mariage, puis dans un “baby shower” (cérémonie qui célèbre l’arrivée imminente d’un enfant) pour finir six pieds sous terre aux funérailles d’une certaine Shirley. S’éduquer, se reproduire et mourir, le cycle de Monrovia est celui de l’universel, et pourtant il ne tourne pas rond.

S.D.