Grâce au distributeur Les Acacias, c'est un véritable plaisir de pouvoir retrouver Jean-Pierre Mocky sur les écrans avec une nouvelle série de films du maître qui sera diffusée dans nos salles à partir du 13 septembre. Mad Will vous propose de revenir sur L'ibis rouge avec Michel Serrault, Michel Simon, Jean Le Poulain et Michel Galabru.

À tous les amateurs d'Emily in Paris, j'aimerais vous inviter à découvrir L'Ibis Rouge, tourné dans le 10ème arrondissement. Ne comptez pas sur Jean-Pierre Mocky pour vous offrir de la mièvrerie à la sauce Netflix, le réalisateur nous dévoile la capitale sous un jour plutôt sombre. L'Ibis Rouge est surtout le dernier film d'un monstre sacré du cinéma : Michel Simon. En employant l'acteur de L'Atalante tout en choisissant comme lieu de tournage un décor ayant servi à Hôtel du Nord, entre autres, Mocky témoigne de son amour pour une cinématographie plus ancienne ignorée par la Nouvelle Vague, obsédée par sa volonté de faire table rase du passé. Pour autant, ne vous attendez pas non plus, avec le film, à un hommage poussiéreux au réalisme poétique d'un Carné ou d'un Duvivier.

Chez Mocky, il n'y a pas de destin inexorable ni de prostituée au grand cœur. L'idéal d'un collectif issu des idéaux du Front Populaire n'existe plus. Si on retrouve ici l'analyse d'un microcosme, un quartier de Paris propre au réalisme poétique, la comédie italienne féroce est passée par là. Le canal Saint-Martin est en effet peuplé de monstres, au sens propre comme au figuré. Outre la vision d'anciens soldats aux corps rafistolés, mélange improbable entre RoboCop et les gueules cassées de Tardi, le cinéaste nous donne à voir d'effroyables êtres humains responsables de leur propre perte et perçus comme égoïstes, obsédés par une seule chose : soumettre l'autre à leur bon vouloir. Le final, qui a beaucoup fait couler d'encre, témoigne de l'ironie féroce de son auteur, qui semble nous dire que le seul personnage qui survit est peut-être celui qui peut regarder les autres en face, même s'il s'agit d'un monstre.

Souvent cité comme l’un des meilleurs films de ce cinéaste par les aficionados, L'Ibis Rouge est pourtant loin d’être parfait. Le long-métrage, malgré une photographie ocre du plus bel effet, possède un montage un peu abrupt et n'est pas dénué de faux raccords. De même, le scénario a tendance parfois à s'égarer. Serrault aurait même évoqué des jours de tournage où Mocky avait tout simplement oublié de prendre le script avec lui. Pour autant, il est difficile de résister à cette étrange virée dans un Paris qui tour à tour nous rappelle le giallo avec son tueur ganté, la comédie italienne avec ses personnages monstrueux à la Affreux, sales et méchants, et un certain réalisme social avec une vision loin d’être édulcorée de la vie des laissés-pour-compte de Paris. Et puis, il y a la touche Mocky, des moments improbables de cinéma aux limites de l’absurde qui resteront gravés dans votre rétine, que ce soit ce restaurateur auvergnat cuisinant de la cuisine grecque et se mettant à danser une sirtaki sous la menace des armes à feu, ou un Galabru en raté magnifique déambulant tel un détective privé de série noire dans les bas-fonds interlopes de la capitale.

Inspiré par une nouvelle de Frederic Brown, connu pour ses récits de science-fiction et policiers où il injectait beaucoup d’ironie, et coécrit par André Ruelland, plus connu sous le pseudonyme de Kurt Steiner dans la science-fiction française, L'Ibis Rouge est une œuvre protéiforme assez fascinante qui fait le lien entre le Paris d'antan par le biais de sa gouaille et de ses décors, et une capitale moderne gagnée par le béton où l'homme est désespérément seul.

Une mention spéciale pour deux acteurs dans le film. En premier lieu pour Jean Le Poulain, plus connu pour "Au Théâtre Ce Soir" de l'ORTF (les plus anciens sauront de quoi je parle). Il est génial en salopard obnubilé par une seule chose : acheter une maison au bord de la mer qui pourtant n'existe que dans le cerveau détraqué d'un clochard. Et ensuite à Evelyne Buyle, dont la beauté est mise en valeur dans ce monde de crasse (difficile de ne pas tomber amoureux), géniale en victime de la gent masculine mais qui finira par résister, même si la fin du film annonce le Mocky de plus en plus amer des années à venir.

Pas forcément l‘œuvre la plus accessible de son auteur en raison d'une vision acide de la société et d'un scénario pas des plus solides, il est pourtant impossible de ne pas aimer cet Ibis Rouge. Une œuvre à l'image du personnage du cuisinier qui fait des bras d'honneur aussitôt que son patron a le dos tourné. Mocky aimait bien embêter son monde, lui cracher à la figure. Ici, il le fait de la plus belle des manières dans un long-métrage à découvrir absolument !

Mad Will