Le prince des ténèbres est la réponse à l’échec au box-office de Jack Burton. John Carpenter est frustré de ses expériences avec les gros studios américains. Il a pourtant essayé de montrer patte blanche aux majors en réalisant des commandes avec Starman et Christine après le bide de The Thing. Mais il sait aussi que les faibles entrées en salles de Jack Burton peuvent mettre fin à sa carrière dans un pays où l’artistique est jugé par rapport aux dollars récupérés. Il décide alors de signer avec Alive une succursale indépendante liée à Universal pour 3 longs-métrages à petits budgets, revenant à une économie de moyens qui caractérisait son cinéma à l’aube des années 80.

Pour son scénario, il s’inspire de ses lectures sur la physique quantique et nous propose un film qui met en scène une entité maléfique qui serait tout simplement un Dieu qui attend son heure dans l’antimatière.  La science-fiction et la religion sont mixées par Carpenter qui réinvente la figure du malin et le thème de la possession vu comme une maladie contagieuse.

Mais que raconte le film :

Sous l'égide d'un prêtre, un groupe de scientifiques étudie un phénomène étrange dans une église abandonnée de Los Angeles. Déposé dans le sous-sol depuis des siècles, un cylindre de verre abrite une étrange activité. Son contenu semble se modifier d'heure en heure pour prendre vie. Catherine, une jeune mathématicienne, parvient à percer le mystère du manuscrit codé lié au cylindre : il contient le fils de Satan, dont la mission est de se matérialiser pour délivrer son père des ténèbres et lui permettre enfin de régner sur le monde. Tandis qu'une horde de clochards assiège l'église, le démon suinte hors de sa prison de verre et s'empare de l'âme d'une des scientifiques...

On retrouve dans ce long-métrage des interprètes fidèles du cinéma de John Carpenter comme Donald Pleasance en prêtre dépassé qui porte le même nom que le psychiatre qu’il jouait dans Halloween. On revoit également Dennis Dun et Victor Wong qui combattaient l’infâme sorcier Lo Pan aux côtés de Jack Burton. Budget famélique, tournage commando d’un mois dans des quartiers miteux de Los Angeles, incendie qui ravage une partie des prothèses en latex, Le prince des ténèbres ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices. Au regard de la réussite du film, le cinéaste qui avait été enterré par le système est pourtant bien vivant ! ("Alive" est le nom de la maison de production qui finance le film)

L'influence de Quatermass

Carpenter a signé un classique du fantastique qui rend hommage de façon admirable à la saga des Quatermass et tout particulièrement à son troisième volet Les monstres de l’espace. La filiation avec les classiques produits par l’honorable Hammer est évidente quand on voit les crédits du Prince des ténèbres avec un certain Martin Quatermass au scénario qui est en réalité un pseudonyme derrière lequel se cache John Carpenter.

Le réalisateur américain est un cinéphile qui connaît bien le personnage de Bernard Quatermass, un scientifique créé par l'écrivain Nigel Kneale pour BBC Television et qui fut le personnage principal de cinq séries télévisées et de trois longs-métrages de science-fiction. On retrouve dans Le prince des ténèbres et Les monstres de l’espace la même manière de justifier le fantastique par des éléments scientifiques. Ces deux longs-métrages dépeignent également de façon assez semblable une folie qui contamine les humains et leurs fins respectives sont très sombres. À noter qu'en tant que producteur, John Carpenter fera appel à Nigel Kneale pour écrire le scénario d’Halloween 3, le meilleur épisode de la franchise avec le premier.

La trilogie de l'apocalypse

Dans l’oeuvre de John Carpenter, Le prince des ténèbres, The Thing et l’Antre de la folie composent la trilogie dite de l’apocalypse. Ces trois films développent une mythologie autour de la fin du monde, dans laquelle un mal indicible qui existait bien avant la venue de l’homme sur terre conduit notre univers à sa fin. Ces figures maléfiques ne pourront être arrêtées malgré les efforts de nos héros comme le suggèrent les fins dites « ouvertes » des différents métrages qui laissent présager le pire.

Cette trilogie est indéniablement sous influence lovecraftienne avec cette secte millénariste qui agit comme les serviteurs de Cthulhu dans Le prince des ténèbres, ces décors dans The Thing où plane une folie digne des Montagnes hallucinées ou encore cette évocation des "Grands Anciens" dans l’Antre de la folie. Ces 3 films sont la colonne vertébrale d’une oeuvre cinématographique principalement dédiée au fantastique et à l'horreur.

John Carpenter : Master of horror

Le prince des ténèbres est porté par une bande originale synthétique oppressante signée par un Carpenter qui privilégie les ambiances et les effets sonores à la mélodie. Le film s’appuie aussi sur une photographie crépusculaire où les ombres cernent de plus en plus les personnages. Les plans où le corps de l’un des étudiants est couvert de vermine et tombe en lambeaux sont symptomatiques de l’utilisation de la lumière dans le film. Le personnage semble avoir été totalement absorbé par l’obscurité et lorsque sa tête tombe, on a littéralement l’impression qu’il retourne au néant.

Il n’y a pas d’échappatoire possible dans le film. Les héros sont acculés dans l’église entourée par des hordes de SDF possédés. De plus, à l’intérieur de l’église ou ils ont réfugiés, ils sont traqués par une puissance maléfique qui les contamine et les détruit un à un. Le premier plan de l’église où va se passer l’essentiel de l’action nous donne à voir un bâtiment avec en premier plan une grille. Carpenter indique ici que ce lieu est une prison autant pour le mal qui s’y dissimule que pour les scientifiques qui essaient de l'étudier. Au début du film, Carpenter filme ces personnages en plan large dans des extérieurs où le Cinémascope donne une sensation d’immensité. Le cinéaste nous donne ainsi à voir des personnages écrasés par le décor qui ressemblent à des fourmis. Puis le réalisateur va réduire l’espace autour du groupe d‘étudiants au cours de leurs pérégrinations à l’aide de surcadrages (encadrements de porte…). Les plans vont devenir de plus en plus claustrophobiques jusqu’à limiter l’espace vital des personnages à un placard, pour montrer leur impuissance face à la menace.

Un cinéma de l'échec ? 

Le prince des ténèbres est littéralement un film autour de la décomposition. Les personnages voient ainsi leurs croyances religieuses ou scientifiques disparaître progressivement devant la figure du mal millénaire à laquelle ils font face et qui déclare : « ni le Saint-Esprit ni le Dieu du Plutonium ne viendront vous sauver ». C’est également la décomposition sociale qui est évoquée avec cette armée de sans domicile fixe qui encercle l’église ou ce groupe de scientifique qui dès le début se fracture face à la menace. C’est enfin l’esprit humain qui se désagrège comme dans cette magnifique scène où un infecté se regarde dans un miroir et tombe en larmes. Carpenter montre que la décomposition amène à l’échec.  Les personnages désunis du film ne ratent-ils pas tout ce qu’ils entreprennent dans le film ? L’histoire d’amour dans ce long-métrage est brisée par un religieux dont la foi chancelle. Le prince des ténèbres est définitivement anti-hollywoodien en ne montrant pas de gentils héros, mais des êtres parfois corrompus et souvent désespérés. C’est le film d’un cinéaste qui rêvait de faire un cinéma populaire de qualité à la Howard Hawks pour un grand public qui finit par le rejeter, car il ne voulait voir que des blockbusters. Carpenter a quand même décidé de continuer la lutte avec ses maigres moyens et signe avec Le prince des ténèbres un chef-d’oeuvre de plus dans sa riche carrière.

Mad Will