Deux ans après Kaili Blues un premier long métrage timidement sorti en France en 2016, le jeune Bi Gan (28 ans) refait surface en 2018, cette fois directement au festival de Cannes dans la sélection parallèle d’Un Certain Regard. Bien qu’il n’ait pas tapé dans l’œil de Benicio Del Toro, qui présidait alors l’assemblée, le jeune cinéaste chinois aura ébloui (presque) toute la Croisette des journalistes et spectateurs anonymes.

Pour Chacun Cherche Son Film, il aura fallu attendre juillet et le Festival International du Film de La Rochelle pour découvrir le supposé chef d’œuvre. Philippe Lux, directeur de la programmation chez BAC Films (qui distribue le film), présent lors de la projection, annonce « un blockbuster art et essai ». Heureusement pour lui, le festival rochelais n’avait pas prévu un débat post projection, car pas sûr que la voisine endormie et les personnes ayant quitté la salle auraient approuvé les paroles du distributeur. Un grand voyage vers la nuit est en effet de ces films que l’on aime ou que l’on quitte. Une traversée onirique tout droite sortie de l’imagination du cinéaste prodige, mélangée à celle de Wong Kar Wai pour la chaleur de l’image et David Lynch pour l'hermétisme du récit.

On y suit Luo, revenu dans la ville de Kaili (petite ville du sud-ouest de la Chine) après douze ans d’absence, vaguement à la recherche d’une femme qu’il aurait aimé et de l’assassin de son ami Le Chat. Après de multiples pérégrinations et des épreuves dont le défi d’un match de Ping Pong contre un enfant, Luo atteint une salle de cinéma délabrée où il est invité - en même temps que le spectateur - à chausser des lunettes 3D. Le film plonge alors dans les abîmes d’une mémoire poreuse (celle du personnage, du réalisateur ou de qui veut…) traduite par une enchaînement de situations, de personnages, de lieux, en un seul et unique plan séquence de près d’une heure. Par une traversée en tyrolienne, le héros atteint une fête foraine fantomatique, un bal perdu ou clignotent milles lumières, puis il est guidée par une femme jusqu’en coulisse : l’envers d’un décor.

Chez Bi Gan, pas de début, pas de fin, mais un enchevêtrement de rêves, d’apparitions ou de chairs bien réelles : la silhouette d’une femme en robe couleur émeraude, que l’on croit un instant être celle qu’on recherche avant qu’elle ne s’avère en être qu’un ersatz, tout autant magnétique.

Au-delà d’être un miracle technique, cette deuxième partie du film offre un voyage exceptionnel au cœur du cinéma et de l’infini de ses possibilités. Bi Gan joue avec le moyens techniques comme un peintre avec ses couleurs et loue la 3D pour la texture qu’elle donne à l’image plus que pour l’illusion d’optique qu’elle peut produire, tout en acceptant que cet aspect ludique encourage le spectateur à se plonger dans le monde de rêves imaginé par le cinéaste. Quand on lui demande si son film relève du film noir, du film d’amour ou du film de science-fiction, Bi Gan ne peut se prononcer et espère seulement qu’il n’est « pas banal ». Qu’il soit rassuré sur ce point !

S.D.