Il y a des réalisateurs pour lesquels beaucoup de temps semble nécessaire pour que leur style visuel et leurs thématiques s’affirment. Mais il existe aussi des metteurs en scène dont « la valeur n’attend point le nombre des années », comme Satoshi Kon dont le talent nous a explosé à la figure dès son premier opus en 1997. Cinéaste à la carrière fulgurante, l’homme signera plusieurs chefs-d’œuvre comme Paprika, Millennium actess, ou encore Perfect Blue sur lequel nous allons revenir aujourd’hui. Satoshi Kon en dix ans aura profondément marqué le cinéma, repoussant les limites de l’animation pour nous offrir rien moins qu'une représentation graphique de l’âme humaine. Malheureusement, un cancer du pancréas foudroyant nous enlèvera ce talent unique. Pour autant, son œuvre continue à vivre, notamment à travers son influence sur des réalisateurs tels qu'Aronofsky (la scène de la baignoire dans Requiem for a dream) ou Nolan (qui a beaucoup pris à Paprika pour Inception, surtout dans la scène de l’ascenseur).

A l’origine, Kon se destinait au dessin et décida d'entrer à l’université d'art de Musashino, dans la banlieue de Tokyo, pour y parfaire son coup de crayon. Après la sortie d’un premier manga Toriko, il devient l’assistant de Katsuhiro Ōtomo sur sa série à succès Akira, publiée dans Young Magazine. En 91, il se lance en solo avec Kaikisen qui montre le balancement d'une société japonaise entre tradition et la modernité par le biais d’une ville portuaire. Ce manga écologiste nous montre un auteur au style affirmé dont le découpage des cases est extrêmement cinématographique.

Kon fait alors ses premiers pas dans l’animation avec Roujin Z, scénarisé par son mentor Otomo.  Il collabore ensuite avec Mamoru Oshii sur Patlabor 2, monument de la japanime qui mêle existentialisme et film d’espionnage. Il participe enfin au long métrage à sketchs Memories, toujours adapté des œuvres d’Otomo, où il occupe le poste de directeur artistique sur le segment intitulé Magnetic Rose. En 1996, il revient à la bande dessinée avec Opus, où il plonge l’auteur d’un BD dans sa propre création. D’une inventivité folle, ce manga inachevé, disponible en France, nous montre un maître de la narration qui renouvelle le 9e art en le déconstruisant.

Satoshi Kon a un rêve depuis son entrée dans l’animation : réaliser un long métrage. Un tremblement de terre à Kobe va l’aider dans cette entreprise en détruisant les studios où devait se tourner un long-métrage adapté du roman Perfect Blue de Yoshikazu Takeuchi. Les producteurs du film en manque d’argent vont alors décider d’adapter le livre sous la forme d’un dessin animé destiné au marché vidéo. Kon accepte la commande. Peu convaincu par le roman original, il demande une grande liberté pour l’adaptation. Il reçoit le feu vert s’il respecte le caractère policier de l’intrigue et garde son contexte : l’univers de la musique et plus particulièrement celui des idoles japonaises (jeunes artistes adolescentes très médiatisées, à l'image gaie et innocente).

Doté d’un petit budget, Perfect Blue est initialement destiné à la vidéo, mais il connaîtra une sortie en salles grâce aux nombreux prix reçus dans les festivals du monde entier. C’est un joyau de l’animation pour adultes que je vous invite aujourd’hui à découvrir ou redécouvrir.

Mais que raconte le film ?

Alors qu'elle a atteint le sommet de son art, la chanteuse Mima décide d'abandonner le monde acidulé de la pop japonaise pour entamer une carrière d'actrice. Elle accepte un petit rôle dans une série télévisée. Son agent, soucieux de transformer son image de star, pousse le scénariste de la sitcom à lui confier le rôle d'une femme violée au comportement schizophrénique. Selon lui, sa crédibilité d'actrice en sortira grandie. Mima a la sensation d'être épiée. Ses intuitions finissent par lui donner raison lorsqu'elle découvre l'existence d'un site Internet qui lui est entièrement consacré et qui dévoile tous les détails de sa vie....

Dès les premières minutes, Kon fait preuve d’une maîtrise formelle extraordinaire. Il unifie par l’intermédiaire d’une couleur, un regard ou encore un mouvement d’appareil, les différents espaces et temps du film ainsi que les différentes strates fictionnelles du récit (le rêve, les fantasmes des personnages, le tournage de la série par notre héroïne…). On peut rapprocher son montage du travail d'Alain Resnais sur Muriel ou Je t'aime, je t'aime. Pour autant son cinéma est moins théorique et plus sensitif que celui de l’auteur de Providence ou Smoking  / No Smoking. En effet, Perfect Blue ne cherche pas à échapper au cinéma de genre. Si Satoshi Kon déstructure le psycho-killer à la Psychose, il en respecte néanmoins les figures essentielles comme les meurtres violents, les scènes de nudité ou la recherche de l’identité du tueur.

Si Kon se différence du cinéma de genre traditionnel, c’est dans sa manière d’agencer son récit. La grande majorité des longs métrages sont organisés en scènes (unité de lieu) et séquences (unité d’action). Grâce à l’animation qui rend toutes les idées visuelles possibles, Kon va faire de Perfect Blue quasiment une seule et même séquence d’une heure et vingt minutes, qui réunit en son sein toutes les scènes habituellement séparées au cinéma. Cette narration est le reflet de la psyché de l’héroïne du film qui n’a pas d’existence propre. L’ouverture du film, où Kon ne montre jamais son visage à l’exception d'un reflet, est à ce titre symptomatique. Parce qu'en qualité de star éphémère de la pop japonaise, elle a été construite par son entourage, Mima se projette en permanence dans le regard des autres.  

Perfect Blue est au final l’histoire d’une adolescente qui essaye de construire son identité en tentant de faire ses propres choix. Son parcours dans le film devient indissociable du travail qu'elle effectue pour ne plus être soumise au désir de l’autre (des fans, du producteur…).

On pourrait discourir des heures des films de Satoshi Kon, analyser toutes les séquences de ses métrages et s’extasier devant tant d’intelligence. Néanmoins, ce serait oublier la grande force de son œuvre : sa clarté.


À l’époque où j’ai découvert Perfect Blue à Deauville en 1997, je ne connaissais pas les Idoles (les stars japonaises éphémères) ou le phénomène Otaku. Pour autant, le film avait réussi à me parler malgré ses références ésotériques à la culture japonaise. De la même manière, bien que très jeune, j’avais parfaitement compris la construction labyrinthique du film alors que Kon ne recourt à aucune explication orale comme dans Inception. J’avais été ainsi particulièrement sensible à la fluidité du récit et son intelligibilité malgré sa structure des plus originales à une époque où les Matrix n’étaient pas encore sortis. La maitrise de Kon est telle que certains spectateurs ne se rendent même pas compte à la vision du film de l’inventivité du récit, de sa manière d'entremêler rêve et réalité à travers de violents changements spatiotemporels. Grâce à l’animation et un talent unique, Kon rendait définitivement LOGIQUE L’IMPOSSIBLE !

Enfant de Hitchcock, Resnais ou Lynch, Satoshi Kon a été un réalisateur majeur du cinéma mondial, élargissant les possibilités du cinéma d’animation au-delà de nos rêves. Il nous manque tellement…

Mad Will