Anatahan, le dernier film réalisé par Joseph von Sternberg ressort le 5 septembre en version restaurée. Le film, inspiré de faits réels, raconte 7 années de la vie de soldats japonais, échoués sur une île du pacifique sur laquelle vivaient un homme et une femme. Cette dernière va devenir dès leur arrivée le centre des convoitises masculines.

Sternberg nous a laissé plusieurs chefs d’œuvres, L’ange bleu avec l’inoubliable Marlène Dietrich, dont il a été le principal constructeur du mythe, Morroco, The Shanghai Gesture, et enfin Anatahan qui fut reçu négativement par la critique et les spectateurs de son époque. Mal compris, trop éloigné des goûts de ses contemporains, le film est pourtant l’une des pièces maîtresses de son auteur.

On y retrouve en effet tout ce qui constitue « l’essence » du cinéma de Sternberg, tant dans les thèmes traités que dans la grammaire cinématographique.

Film japonais, aboutissement d’un long voyage autour du monde, Etats-Unis (Les nuits de Chicago, 1927), Allemagne (L’ange bleu, 1930), Maroc (Cœurs brûlés, 1931), Chine (Shanghai express 1932), Russie (L’impératrice rouge, 1934), Espagne, (La femme et le pantin 1935), Anatahan fut comme la plupart de ses autres films, tourné en studio. Sternberg pensait que le décor artificiel permettait de mieux révéler et exalter le réel. Dans Anatahan ce parti pris est poussé au paroxysme. Les personnages semblent pris dans un labyrinthe à deux dimensions, le décor consistant, sans souci de réalisme, en quelques arbres déposés devant un fond en carton-pâte.

On se croirait dans un film « post apocalyptique » avec ces survivants dans un monde déserté où la menace d’un ennemi doit toujours être envisagée. On sent le danger à chaque instant, on ressent la moiteur de la jungle, l’énervement des corps, l’échauffement des esprits. Dans ce huis clos où les hommes disparaissent les uns après les autres, pas de retour en arrière, pas d’échappatoire possible. Cette sensation d’étouffement est due en grande partie au brio de la mise en scène et du traitement du cadre. En effet le réalisateur n’a de cesse de resserrer ses plans, les acteurs venant en prendre possession, s’avançant face caméra et remplissant l’espace.

Ce qui est frappant c’est la quantité d’obstacles en tout genre gênant la progression des acteurs. Portes, filets, branches, corps, sont des obstacles à la progression physique des acteurs dans l’espace, mais surtout obstacles à une réflexion et une évasion hors de l’île. Une fois échoués il n’est pas possible d’imaginer repartir. Les protagonistes n’y pensent pas. Ils sont là pour défendre leur île de l’ennemi. Mais l’ennemi extérieur ne viendra pas. Comme le rappelle à plusieurs reprises la voix off du narrateur, l’ennemi est à l’intérieur, en chacun des personnages, il est constitué par ses passions.

Les passions sont liées à la conquête de Keiko, (étonnante Akemi Negishi) la femme devenue au sens propre la dernière femme sur terre. Seule présence féminine sur l’île, elle sera le catalyseur d’un délitement qui conduira les hommes à s’entretuer. Sternberg met en scène une situation où la femme n’a pas à jouer pour devenir fatale. Elle l’est intrinsèquement par son statut d’unicité. Sternberg peut alors se dévoiler en tant que commentateur, ce qu’il fait en récitant lui-même la voix off qui accompagne le film, voix quasiment impersonnelle telle celle d’un entomologiste décrivant l’activité de fourmis dans un vivarium. Il peut donc ici présenter, déployer, commenter, l’aboutissement de ses réflexions sur ce qu’a été son œuvre, l’exposé d’un étonnant mélange de frustration et de rédemption.

Anatahan, un passage obligé pour tous les curieux de cinéma.

Laurent Schérer