Lorsque Mario Bava entreprend la réalisation des Chiens enragés, le cinéaste italien sort d'un échec avec Lisa et le diable. Ce film, dont le budget s'élevait à un million de dollars et pour lequel il avait obtenu une pleine liberté créative, a été très mal accueilli sur le marché du film à Cannes, où il n'a pas vraiment trouvé preneur. Lisa et le diable est donc resté à prendre la poussière sur les étagères de son producteur, Alfredo Leone, à l'exception d'une sortie en Espagne, où l'essentiel du long-métrage avait été tourné. Cependant, l'histoire ne s'arrête pas là, car Leone décida de réutiliser une partie du métrage après avoir découvert le succès de L'Exorciste, qui remplissait les salles de cinéma. De nouvelles séquences furent tournées, ajoutant davantage de violence et de nudité, ainsi que des scènes de possession. Lisa et le diable allait alors devenir La maison de l'exorcisme et rencontrer un succès plus important. Bava fut meurtri par cette mutilation de son œuvre. Se souvenant toujours de l'échec en salle de La Baie Sanglante, il finit par se demander s'il était toujours en phase avec le public de son époque.

Le maître du baroque, qui excellait comme personne dans l'utilisation d'une palette de couleurs expressionnistes et qui nous avait enchantés de nombreuses fois avec ses univers fantaisistes dans des films tels que Danger Diabolik, La Planète des vampires et Le Masque du démon, chercha alors à se réinventer en s'inspirant d'un genre alors à la mode : le "poliziottesco". Popularisé par des cinéastes tels qu'Enzo G. Castellari, ce néo-polar à l'italienne se déroulait dans des environnements urbains où la violence était exacerbée. Peuplé le plus souvent d'antihéros, le "poliziottesco" trouve ses racines dans le traumatisme vécu par les Italiens durant les années de plomb, où les citoyens avaient peur d’être victimes de la violence à chaque instant.

Avec Les chiens enragés, Bava, qui cherchait à reconquérir son public, s'approprie le "poliziottesco", mais de manière bien particulière. Il choisit ainsi d'éviter les aspects sociaux et politiques du genre, qui à l'origine était plutôt orienté à gauche avant de basculer vers la droite au cours des années 70. On n'y retrouve pas non plus la figure emblématique du policier ni la mise en perspective des bouleversements sociaux de l'époque. Ce que Bava retient surtout du genre, c'est l'impression de danger ressentie par le citoyen ordinaire, qui peut à tout moment devenir la victime d'actes violents. C'est ce sentiment d'urgence propre au poliziottesco qu'il met en avant, en privilégiant l'action et la violence.

Dans Les chiens enragés, Bava nous raconte la fuite de trois criminels qui prennent en otage un homme, un enfant et une jeune femme dans une voiture. Il crée une atmosphère oppressante où les spectateurs et les otages deviennent les jouets sans défense de psychopathes. Cette situation rappelle par moments les films de Wes Craven, tels que La dernière maison sur la gauche, ainsi que l'univers de Peckinpah avec ses célèbres Chiens de paille. Il est évident que Bava, consciemment ou non, emprunte au genre du "survival", en vogue à l'époque aux États-Unis, comme dans Délivrance, où un ou plusieurs êtres humains sont confrontés à la sauvagerie pour survivre. Des séquences du film, telles que celle où la jeune femme s'échappe dans une ferme abandonnée, évoquent les réalisations précédemment citées. Cependant, il n'y a pas de glorification de la vengeance ou de la loi du talion comme dans le "survival ". Bava prend ses distances et se moque ouvertement des preneurs d'otages, les décrivant comme des individus idiots, pathétiques, vantards, menaçants et ridicules à tour de rôle. Comme c'est souvent le cas chez Bava, le film finit par ressembler à un petit théâtre de l'inhumanité, où il met en lumière la bêtise et l'appât du gain, comme le rappelle le génial final qui renverse notre échelle de valeurs et dévoile un pays où l'argent a fini par corrompre tous les rouages de la société.

Influencé par l’esthétique des "poliziottesco", que l'on qualifierait de plus naturaliste, Bava abandonne la photographie soignée de ses précédents films et adopte une mise en scène plus directe, avec une utilisation plus fréquente que d'habitude d'inserts et de gros plans. Toute la maîtrise du cinéaste italien se manifeste dans le long-métrage à travers sa capacité à diversifier ses angles de vue et utiliser une caméra mobile dans l'espace restreint d'une voiture. Ainsi, il parvient à nous offrir une mise en scène dynamique et jamais répétitive, à l'image de son scénario solide qui maintient le suspense pendant une heure trente. Les scénaristes relancent en effet la tension grâce aux différents arrêts de la voiture qui conduisent à de nouvelles situations dramatiques. On sent que le destin des personnages peut basculer à tout moment en raison d'un coup de hasard qui pourrait soit conduire à l'arrestation des kidnappeurs, soit déclencher un bain de sang.

Enfin, les acteurs fournissent une prestation de bonne qualité. Dans les rôles des deux psychopathes, George Eastman, connu pour ses rôles dans le cinéma de série B, excelle en bête sauvage toujours en rut. Il est ici parfaitement secondé par l'acteur Don Backy, qui incarne un psychopathe obsédé par les armes blanches. À leurs côtés, dans des rôles que l'on qualifierait de plus réfléchis, Riccardo Cucciolla et Maurice Poli excellent également. Quant à Lea Lander, qui joue la jeune femme prise en otage, elle s'en sort plutôt bien dans un rôle difficile où elle doit simuler l'hystérie. Son rôle ne se limite cependant pas à interpréter un personnage sous tension, car vingt ans après le tournage, elle va permettre au public de découvrir le film qui était resté sous scellés en raison de la faillite du producteur.

En effet, Les chiens enragés n’a jamais connu de sortie en salles en 1973. Il faut savoir que son producteur, Roberto Loyola, n'avait déjà plus d'argent durant le tournage. Malgré cela, Bava a réussi à tourner l'essentiel du long-métrage en trois semaines. Il ne lui restait ainsi que quelques plans de voiture et d'hélicoptère à filmer, ainsi qu'une courte introduction. C'est à ce moment-là que les huissiers ont saisi les copies du film, interdisant toute exploitation. Pendant 20 ans, celui-ci est resté invisible. Mario Bava n'a donc jamais vu son œuvre présentée au public. Ce projet, censé relancer sa carrière en déclin, a finalement ajouté un nouvel obstacle à son histoire dans le septième art, déjà marqué par ses luttes constantes avec les financiers. Cependant, Lea Lander, qui s'était tournée vers la production dans les années 80, était obsédée par l'idée de diffuser ce long-métrage qui l'avait marquée lors du tournage et qui lui tenait à cœur. En 1995, par le biais de sa société de production, elle a proposé un premier montage du film en salles. À ce jour, il existe plusieurs versions des Chiens enragés (6 exactement) où certains détails, comme le plan final, diffèrent. À ce titre, le montage de Lamberto Bava, pourtant fils du maître, est souvent critiqué, car il a été bricolé avec des scènes retournées, un nouveau doublage et une nouvelle musique. Toutefois, rassurez-vous, vous n'aurez pas la version intitulée Kidnapped réalisée par le rejeton de Bava dans vos salles.

Méconnu dans la carrière de Mario Bava, Les chiens enragés est un grand film à redécouvrir absolument grâce à Tamasa Distribution.

Mad Will