Dead man est le dernier film de la rétrospective consacrée aux six premiers longs métrages de Jim Jarmusch, réalisés entre 1980 et 1995 et désormais disponibles en version restaurée. Dead Man est le dernier de cette liste mais pas des moindres, demeurant une des œuvres emblématiques du cinéaste américain. Son protagoniste William Blake (incarné par Johnny Depp) a tout de la figure jarmuschienne présente dans les films qui ont suivi Dead man (Broken Flowers, The Limit of Control et même le plus récent en date The Dead don’t die) : l’ostracisé lancé dans une mission impossible, autrement dit le brave gars rejeté par la société à qui il arrive malheur. Ici, Bill Blake, un jeune homme originaire de Cleveland, traverse tout le continent pour rejoindre la ville de Machine dans l’Ouest où un poste de comptable est supposé l’attendre. Arrivé à destination, son supérieur Charles Dickinson (Robert Mitchum, dans sa dernière apparition au cinéma) lui rit au nez, le poste étant déjà pourvu depuis un mois. Désespéré d’avoir fait tout ce voyage en vain, Blake passe la nuit dans un bistrot puis chez une prostituée. Les ennuis commencent pour le voyageur : surpris par l’ancien amant de son hôtesse, il est victime d’un coup de feu auquel il riposte, abattant l’ex jaloux avant de s’enfuir avec son cheval. Manque de chance, la victime n’est autre que le fils de Dickinson, l’homme le plus puissant de la ville qui lance alors trois chasseurs de prime à la poursuite de Bill Blake…

Scénaristiquement, Dead Man démarre comme un western et la ville de Machine a tous les attributs d’un fief de cowboys : ses agitations, ses hommes violents et alcoolisés, les rues de terre battue bordants des saloons… Nous sommes en 1850 dans une Amérique pré-colonisée où la xénophobie de l’homme blanc est bien en place. En effet Blake à peine arrivé est déjà la risée du quartier à cause de son costume à carreaux qui le différencie immédiatement des locaux. En quittant la ville poussiéreuse, le film s’éloigne aussi de son genre initial, car même si la course poursuite entre Blake et les chasseurs de prime est toujours de mise, sa fuite s’apparente désormais plus à un voyage initiatique mené par Nobody, l’Indien rencontré en cours de route. Bien que les deux soient d’une culture complètement opposée, ils se retrouvent dans leur condamnation à l’errance, faute d’avoir pu trouver leur place chez les leurs. Nobody est un passeur, il se prend d’affection pour l’homme blanc (qu’il prend pour William Blake, le poète anglais homonyme), le soigne (Blake a une balle logée près du cœur depuis son altercation avec le fils Dickinson) et l’accompagne dans sa grande traversée. Convaincu par l’idée qu’il puisse en effet être une réincarnation du poète romantique britannique décédé, Blake s’élève spirituellement tout en se brouillant avec la réalité (au sens propre également car ses lunettes se brisent), se laissant guider comme un pantin, sur le dos d’un cheval, jusqu’au fond d’une barque sacrée. Son arrivée à “destination”, au Miroir, là où se rejoignent le ciel et la terre a la symbolique d’un enterrement (chant, décoration, prières…). Pourtant lorsque ses yeux se ferment, le randonneur magnifié semble renaître loin des civilisations cruelles. D’un voyage en train chaotique, Jim Jarmusch bifurque vers une traversée mystique sur l’eau, pendant lequel le spectateur assiste à la création d’un personnage, de comptable à assassin, de fuyard à grand poète, William “Bill Blake” s’inscrit sur l’image noir et blanche de Robby Müller au son des improvisation de Neil Young, comme l’un des grands personnages romantiques de sa génération.

S.D.