Quel est ton parcours avant Pas comme des loups ?

Avant Pas comme des loups j’ai fait 3 courts métrages et un autre film d’une heure. Deux courts métrages documentaires à tendance expérimentale et un court métrage de fiction. Les documentaires s’appellent Le silence de la carpe et Sun is sad et celui de fiction c’est Patrick nu dans la mer. Le film d’une heure qui est un documentaire également s’appelle Hurry and wait. Je n’ai pas fait d’école de cinéma, j’ai fait de la sociologie, j’ai fait de la photographie, et j’ai travaillé longtemps dans une association culturelle qui est productrice de courts métrage en tant que chargé de production, assistant réalisateur ainsi qu’en tant qu’intervenant réalisateur dans des ateliers de pratiques cinématographiques. Ces ateliers peuvent être des petits modules de tests mais aussi la réalisation de courts métrages avec des personnes volontaires de tous âges, de tous milieux et c’est comme ça que j’ai rencontré Roman et Sifredi, les protagonistes de Pas comme des loups.

Est-ce que tu peux nous parler plus en détails de cette « tendance expérimentale » ?

Une recherche de formes et d’expérience du temps et de l’espace proposée au spectateur. Du coup j’ai bien conscience de faire des films qui ne prennent pas forcément les gens par la main, qui ne donnent pas tout tout de suite, dans lesquels il y a une dimension secrète, cachée, qui sont pour moi des « moteurs de spectateurs », c’est-à-dire que l’on reste actif. Soit on touche à côté et ça foire et tant pis ce n’est pas très grave, mais si ça marche, je trouve que ça laisse de la place au spectateur pour penser. Cela ne le met pas dans quelque chose de trop totalitaire. Donc par exemple Le silence de la carpe est un film sans paroles qui dure 14 minutes dans lequel je filme des apnéistes qui s’entrainent. C’est très spectaculaire mais ce n’est pas un film à grand spectacle. Et Sun is sad c’est plus un protocole que je me suis imposé : je suis parti en Grèce pendant les bouleversements de 2012 qui étaient évidemment liés à des bouleversements plus anciens. Je suis resté dans la rue pendant une semaine à Thessalonique à la recherche de comportements et d’images d’un pays en crise. Je ne parle pas le grec donc j’étais vraiment à l’affut de certaines trajectoires, certaines personnes. C’est une série de plans séquence où je suis des personnes dans la rue.

Quel était ton intention initiale avec Pas comme de loups ?

C’est une longue histoire parce que le tournage du film a duré 4 ans et parce que je pense qu’avant de rencontrer les jumeaux Roman et Sifredi, mon intention était peut-être un peu différente. Je comptais faire un film au cœur d’un centre de la PJJ, (Protection Judiciaire de la Jeunesse) un centre pour délinquant mineur au sein duquel ils sont accueillis pour des actions d’insertion. Le « projet politique » n’a pas changé mais le « projet forme » oui. Le « projet politique » c’était de changer le visage des loups. Moi ça faisait plusieurs années que j’intervenais dans ce genre de centre et je voyais un décalage inouï entre l’image du délinquant qu’on pouvait nous servir dans les médias : sans visage, avec les voix transformées, sans épaisseur et les jeunes que je rencontrais dans ces centres qui étaient capables des pires conneries mais aussi qui avaient en eux une très belle lumière et des capacités créatives, avec une parole censée, vivante, pensante. Donc ça je l’ai gardé avec Pas comme de loups en me disant que Roman et Sifredi avaient la capacité d’incarner le trajet de tant d’autres. Par contre ce n’est pas du tout un film de l’institution. La rencontre avec eux a permis de les filmer au cœur de leur environnement, dans leur langage, dans leurs codes, sans être dans la dimension institutionnelle de leur prise en charge mais plus dans ce qu’ils cachent dans l’institution et à leurs éducateurs.

Peux-tu nous parler du titre ?

Je vais commencer par la fin. Le loup, c’est directement lié à la peur du loup. Quand je faisais des premières recherches sur la figure de la délinquance, je suis tombé sur des articles qui parlaient de « meutes de loups », de « meutes de délinquants », de gitans, qui attaquaient la ville. Comme quoi cet imaginaire à la peau dure. Et après quand j’ai rencontré les deux jumeaux et leur bande de potes, il y a eu cet aspect meute, animal, vie en groupe : ne pas hésiter à s’aboyer dessus, essayer de voir qui est le plus fort, qui a la plus belle tchatche. Et ça s’est doublé en plus de leur appel vers la nature, dont je traite un peu à la fin du film, qui correspondait à un moment dans leur vie où ils ont plutôt quitté les sphères urbaines vers des forêts périurbaines où on entend toujours le périphérique. L’envie de vivre à l’état sauvage, construire des cabanes dans la forêt, y passer deux ou trois semaines seuls ou en groupe, se débrouiller, s’inventer, se choisir un mode de vie. Et donc le titre, on aurait presque pu barrer le pas pour laisser le doute. Parce que c’est un peu des loups mais surtout ne les regardez pas comme des loups. S’il vous plait, ils n’ont pas à vous faire peur, vous n’avez pas à changer de trottoir quand ils sont en face de vous.  

Est ce qu’il y a un peu de manifeste libertaire dans ce film, y as-tu pensé pour la forme finale ?

Tu veux dire ?

Comme c’est un mode de vie alternatif qu’ils représentent, ils insistent beaucoup sur la liberté.

Je ne connais pas le manifeste en détails mais j’ai une idée de ce que peut être un mode de vie libertaire, dans son rapport avec la forme du film. Si c’est bien de ça dont il s’agit, c’est sans doute là encore de ne pas être dans quelque chose de très enfermé, dans une forme libre, sollicitante, capable de basculer. En fait le film a débordé notre rencontre. Il s‘agit de confiance et d’abandon je pense. Et pour moi dans un mode de vie libertaire il faut être capable de s’abandonner justement. C’est un film « avec », ce n’est pas un film « sur ». Je pense que si j’étais resté dans ma posture de réalisateur qui propose un regard sur quelqu’un ça aurait été la meilleure manière de rater le film.

Tout ce qu’ils m’ont apporté a permis un échange réel qui s’est créé avec moi et l’équipe. Ça leur a permis de tenir jusqu’au bout, ça leur a donné envie de mener le projet jusqu’au bout. Ils étaient des collaborateurs. Ils ont été coopérants et opérants. J’ai aussi coopéré à leurs envies, à leur envie d’exister au travers du film. Ils l’ont longtemps dit, ils le disent encore quand ils présentent le film. Ils n’ont pas trop l’habitude qu’on prenne du temps pour les regarder. Le chemin du film, et pas forcément le film en lui-même, ça les a vraiment touchés. Tout ce qu’on a pas monté et qu’ils ont pu raconter, des violences qu’ils ont subies, qu’ils ont faites à des adultes qu’ils ne connaissaient pas, et bien ça c’est un vrai chemin d’émancipation pour eux et c’est la plus belle réussite qu‘on pouvait avoir au-delà du film, qu’on l’aime ou pas, qu’on aille le voir en salle ou sur un dvd, ça compte évidemment pour moi, mais cette relation humaine là, elle est plus importante.

Comment as-tu choisi ce que tu allais monter ?

Je n’avais jamais attaqué un chantier avec autant d’heures de rushes, même si sur 4 ans je n’ai pas tourné beaucoup, je dois avoir entre 70 et 80 heures de rushes mais c’est quand même énorme. On était deux, et ça c’était super. On a pris notre temps, c’était la règle sur tout le film. Autant au tournage qu’au montage d’ailleurs. On a fait des allers-retours, on a travaillé seul, et à deux à des moments, et on s’est donné des règles autour de l’expérience du temps d’une séquence. Une séquence intéressante qui n’aurait pu se monter qu’avec des petits plans découpés de droite et gauche et des plans de coupes ça ne m’intéressait pas. On a privilégié la durée et puis l’émotion. On allait finir par s’en foutre des cheveux qui poussent, qu’ils se rasent etc. On a explosé un peu nous-même nos codes et les trucs par lesquels on est toujours rattrapé lorsque l’on aborde un montage : que le spectateur comprenne. On s’est dit qu’il fallait plutôt que le spectateur ressente et coup de bol, a priori, il comprend quelque chose en plus. Donc c’est bien. Mais ça a pris un an. Pas tous les jours évidemment puisqu’il y a eu des longs moments de décantation. Et puis, et surtout, obtenir l’aval des gars qui sont venus en salle de montage. On a attendu d’avoir un ours d’1h30. On n’a pas travaillé de version de 5 h, on est allé directement sur un truc court. Là-dessus on était tout à fait d’accord avec Régis Noël, le monteur. Quand les gars sont venus on avait fait des choix importants, des choix de pudeur qui nous amènent à ne pas tout savoir de leur parcours et à faire confiance là encore au spectateur pour les images qu’il peut avoir en tête sur la vie en marginalité. Et quand ils ont vu ça les gars, ils n’ont pas beaucoup parlé, il y avait beaucoup d’émotions et du coup on savait qu’on était sur le bon chemin et qu’on pouvait continuer à finir. Et après c’est la question du rythme, de l’esthétique, du raccord, on est assez méticuleux Régis et moi. Donc on s’est fait plaisir, on avait un super partenaire, Stereolux, qui nous a laissé une salle de montage gratuitement pendant super longtemps et ça c’était juste génial. Plein d’associations comme ça, du fait de mon parcours d’avant ont permis des collaborations ou des apports en matériel hyper précieux. Chez Stéréolux la salle était inoccupée donc banco !

Est-ce qu’il y a eu beaucoup de bénévolat ?

Il y en a toujours. Mais c’est plus le bénévolat de la productrice, celui du réalisateur, celui des gens qui portent le projet. Les gars ont été payés à peu près même s’ils ont fait plus.  Jérémy au son, Julien à l’image, ils ont été de vrais partenaires. Régis au montage aussi, il a été correctement salarié même s’il a donné plus, et puis c’est trois là ils continuent à donner encore parce que de temps en temps ils présentent le film. Oui c’est plus mon temps et celui de la productrice et de la distributrice. Mais Emmanuelle Jacq et la production m’ont mis ce qu’il fallait de pression pour emmener le film jusqu’au bout à partir du moment où il y avait un truc chouette qui se tramait. Mais elle ne m’a pas pressurisé. Quand je lui ai dit que je voulais aller plutôt vers des financement cinéma elle m’a dit « ok c’est le choix A, on verra si on l’a pas ». Sans doute que si on avait eu la télévision cela se serait passé différemment parce qu’avec des personnages qui ont des pratiques clandestines, illégales c’est plus compliqué. Donc beaucoup de temps et pour le bénévolat je ne sais pas. Je ne sais pas si je mets le mot bénévolat car c’est un engament en fait.

Pour revenir au film ce qui m’a beaucoup marqué c’est l’amour des mots et de la scansion.

Ça fait partie des choses qui m’ont un peu fasciné chez eux. Quand je les ai rencontrés je parlais de leur facilité à créer, à être poète. Personnellement, je ne suis jamais capable de donner des références cinématographiques ou des films qui ont vraiment changé mon regard, qui ont influencé mon regard sur ce film. Mais par contre dans la littérature et la poésie oui. Et ça faisait une dimension en plus chez Roman et Sifredi et chez Sergio aussi (*c’est le 3e personnage ndlr) qui a un rapport à la langue particulier. Il a été adopté par une famille assez upper class, et du coup il a accès à d’autres connaissances, à d’autres mots. Ils adoraient tous jouer avec les mots, que ce soit pour du slam ou du rap mais aussi pour se charrier les uns les autres, pour écrire dans son coin ou pour partager des textes avec un copain. C’est un lieu d’expression émotionnel. Tu vois, il y a une scène à un moment où ils s’engueulent sur une branche d’arbre, là aussi il y a de la joute verbale, il y a de l’amour des mots, l’envie de convaincre, des espèces de discussions socratiques philosophiques machins, mais il y a avant tout le fait que s’ils s’engueulent c’est parce que Roman supporte mal le fait que Sergio essaye de se confier à lui. Il lui dit « non tu ne parles pas du passé, et tu parleras pas du futur non plus, on est ici, on est maintenant ». « Le passé c’est dur et c’est dur pour tout le monde et le futur, on n’en sait rien ». Du coup les mots et les textes qu’ils pouvaient, avec plus ou moins de talent, chacun écrire, je pense que ce sont aussi des lieux, qui permettent de donner comme ça, sans vraiment se mouiller affectivement, ce qu’ils ont sur le cœur.

Est- ce que tu peux un peu nous parler du travail de l’image ?

Il y a deux éléments pour moi qui comptent : au bout de deux ans et demi de tournage, je me suis dit que le temps du film serait le temps d’une saison. Donc j’ai eu la certitude qu’il fallait jouer sur des ambiances de couleurs, été, automne, le soleil et des hivers plus crus en parallèle. Il y avait ces moments entre ombre et lumière, j’avais envie que le film soit un passage du sombre au clair, là encore pas forcément pour dire aux gens que ça allait mieux et que le futur allait s’ouvrir un peu devant eux mais juste pour donner l’impression de sortir un peu de la nuit le temps du film. Et sur les cadres en particulier, on a travaillé à l’épaule et au pied. Je travaille rarement dans une focale inférieure au 50mm parce que je suis assez fidèle à cette phrase un peu con de Johan van der Keuken : « la bonne distance pour filmer quelqu’un c’est d’être à distance d’une gifle ». On est là encore dans ce rapport de confiance que tu dois instaurer avec les gens que tu filmes et qui me semble nécessaire à toute entreprise documentaire. Sinon c’est de l’intrusion, ça peut même aller jusqu’au vol ou au désintérêt de la personne filmée pour le film qu’elle est en train de faire. Donc quand j’étais tout seul je ne sais pas trop si je mets des mots dessus car c’est assez intuitif chez moi, je pratique beaucoup l’image. Après j’ai dû le mettre en mot quand j’ai eu un opérateur caméra qui a rejoint l’équipe. Mais on n’a pas pris longtemps à se mettre d’accord parce que les gars aussi ont très vite accepté sa présence. Et cela lui permettait d’être vraiment proche d’eux et quasiment de faire du macro près des yeux, près des pupilles, près des peaux. Le corps c’est hyper important et pour ces personnages particulièrement parce que quand tu n’as pas grand-chose t’as au moins ton corps, c’est ton dernier refuge. J’avais vraiment envie qu’ils soient présents et incarnés. Après, oui, j’aime bien créer du contraste aussi, par exemple dans les raccords, c’est aussi des histoires de montage. Évidemment au tournage des fois tu te blindes, tu fais plein de valeur et au montage t’en gardes que deux comme dans la séquence des armes par exemple dans laquelle on les suit à l’épaule tant qu’ils montent puis après on prend de la distance. Mais pas forcément, on a voulu conserver cette idée du caché et du secret. La séquence de la cabane, et bien on ne montre pas la cabane parce que c’est pas la peine.

Au générique vous citez des auteurs anonymes de C’est ça nos vies. Est-ce que vous pouvez nous en parler ?

Je crois que le premier atelier que j’ai fait dans un centre de la PJJ c’était à Angers, j’avais un groupe de 10, et j’allais les emmener sur la réalisation d’un court métrage qui en fait allait se transformer en un film chacun parce qu’ils n’arrivaient pas à s’entendre les uns avec les autres. Du coup une des éducatrices, Anne-olivier, m’a dit qu’elle avait eu entre les mains un manuscrit qui était le résultat d’un atelier d’écriture poétique mené à la maison d’arrêt d’Angers sans doute au début des années 2000 et qui s’appelait C’est ça nos vies. Et je pense que c’est ça la première entrée dans le film. Elle s’en est procurée une copie et me l’a mise entre les mains et ça a vraiment nourri l’écriture du film. Et je l’ai partagé avec les jumeaux. D’ailleurs quand Roman nous dit en plan très serré, quand il est en prison, qu’il a volé, brisé, mordu, qu’on le tient enfermé et qu’il n’y a plus rien, c’est des phrases qu’il a, à mon avis, extraites des quelques feuilles que j’avais pu lui donner : ce manuscrit produit par une vingtaine de jeunes anonymes, que je n’ai jamais rencontrés, dans la maison d’arrêt d’Angers. Il y a vraiment une grande force autour des questions d’enfermement. Et aussi des projections dans une vie future : « qu’est-ce que tu vas faire quand tu vas finir ? », « qu’est-ce que tu feras à l’air libre ? ». Aux côtés de Jean Genet, et de Mark Twain ça faisait partie de mes lectures. Voilà.

Est-ce que tu as des projets ?

Et bien je viens de terminer un autre court métrage documentaire qui s’appelle Impatientes qui était diffusé sur France 3 dimanche. Il fait partie d’une collection qui s’appelle Premier vote où j’ai la consigne, parce qu’il y avait un cahier des charges, était de de réunir trois personnes et de les confronter à l’idée de voter pour la première fois. En 26 mn. Donc durée imposée, film fait en 4 mois, c’était complétement différent pour moi mais c’était vachement bien et je suis très content du film. Il est en ligne en ce moment, sur la page YouTube de France 3. Et pour le reste c’est en écriture et l’écriture c’est secret. Autant en fiction qu’en documentaire.

Propos recueillis par Florine Le Bris le 15 mars 2017.

Merci à Vincent Pouplard et Florence Alexandre.