Comment avez-vous découvert le livre de Justin Torres et qu’y avez-vous apprécié ? L’histoire de la fratrie en particulier où l’atmosphère générale ?

Je suis tombé sur le livre dans une librairie, et dès la lecture de la première page j’en suis tombé sous le charme. Je l’ai trouvé fort, marquant, et je l’ai tout de suite imaginé en film. Je me suis assis, j’ai pris un café et j’ai lu le livre d’une traite. Encore plus que la puissance de la fratrie j’ai été fasciné par le traitement de la vie de famille, de l’intimité et de la sexualité qui, selon moi, est souvent représentée dans le cinéma européen mais jamais américain. Je me suis dit : je veux faire un film où l’on parle d’une vraie famille, une famille comme la mienne, imparfaite, désorganisée, parfois brutale.

Vous avez dit avoir découvert le cinéma américain lorsque vous étiez en France, qu’en est-il du cinéma français ?

Oh j’adore le cinéma français. Le traitement de l’enfance par François Truffaut dans L’argent de poche, Les 400 coups ou L’enfant sauvage fut par exemple une grande source d’inspiration pour We the animals. L’enfance nue de Maurice Pialat ou Au revoir les enfants de Louis Malle m’ont aussi beaucoup aidé. Sinon, comme ma femme est française on regarde beaucoup la télé française, en ce moment je suis obsédé par la série Dix pour cent

Pourquoi avez-vous choisi de tourner We the animals en pellicule ? Est-ce justement dû à votre goût pour le cinéma classique ?

Je n’aime pas tellement le numérique, je trouve le rendu fade à l'écran. Ce que j’aime avant tout dans la pellicule c’est la manipuler et l’entendre. Sa préciosité oblige aussi tout le plateau et les acteurs à être extrêmement concentrés. Mon film parle de la mémoire, du rêve, du passé, et la pellicule permet plus facilement de recréer cette ambiance hors du temps. Elle nous ramène forcément à une époque antérieure. Ça me dérange beaucoup de voir des films d’époque tournés en numérique, je n’y crois pas, c’est beaucoup trop précis et propre !

Vous venez du documentaire. Pourquoi avoir voulu vous lancer dans la fiction ?

L’avantage du documentaire, c’est que l’on peut faire beaucoup de choses sans avoir un gros budget, avec la fiction c’est difficile de faire quelque chose de bien avec moins d’un million de dollars… j’ai toujours voulu faire de la fiction mais je voulais attendre de trouver la bonne occasion, le vrai projet, que je pouvais réaliser comme je le rêvais, avec les acteurs que je voulais. Il nous a fallu déjà un an et demi pour trouver les trois garçons. Mon prochain film sera encore une fiction, sur laquelle je travaille actuellement, un film noir, à la rencontre entre Melville et Ken Loach, basé à Philadelphie.

Votre avez réalisé un documentaire sur votre père, le peintre et mosaïste Isaiah Zagar. Le fait d’avoir grandi dans un milieu artistique vous a t’il rapproché du personnage de Jonah qui cultive sa différence par sa créativité ?

Oui, je pense que je comprends le désir d’un artiste de s’autoriser à rêver un peu plus loin que les autres, et la nature obsessionnelle de ces rêves. Elle est en moi, et encore plus chez mon père, elle est chez Justin Torres, et chez tous les créateurs, les chefs, les écrivains, les peintres… Nous sommes tous animés par ce même désir de construire nos vies à travers ces médiums que nous trouvons libérateurs.

Pourquoi avoir choisi d’inclure du cinéma d’animation dans le film ?

En milieu de montage, j’ai eu l’impression que mon film n’étais pas assez ancré dans l’esprit de son personnage principal Jonah. Le livre est entièrement écrit à la première personne, nous connaissons donc exactement ses sentiments. Mais dans le film c’est un personnage très passif qui ne fait qu’observer ce qui l’entoure. J’ai donc pensé à l’animation pour retranscrire ses pensées et, pour les mêmes raisons que la pellicule, j’ai choisi une forme très proche d’authentiques dessins d’enfants où l’on entend le crayon marquer le papier.

A la fin du film Jonah enterre toute complicité avec ses frères. Que retenir de cette note amère ?

Il est compliqué de définir cette fin comme négative ou positive. Dans le livre, Justin Torres parvient vraiment à capturer la fin d’une ère avec la naissance d’une autre. Il a pu se permettre plusieurs ellipses et faire savoir au lecteur ce que sont devenus les frères etc. Pour nous c’était plus compliqué, c’est pourquoi nous avons choisi cette fin, la représentation d’une cassure dans le cocon familial, qui est pour moi la scène la plus émouvante du film. Mais cette fin annonce aussi que s’éloigner de sa famille c’est s’émanciper pour devenir celui que l’on est.

Propos recueillis à Deauville le 7 septembre 2018 par Suzanne Dureau