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Défenseurs de la bonne morale et du bon goût, auditeurs de France classique, un conseil : fuyez ! Nous allons aujourd’hui revenir sur Lisztomania signé par l’un des meilleurs représentants du mauvais genre, un pape de l’outrance qu’il est indispensable de vénérer : Ken Russell. Ce cinéaste anglais avec Nicolas Roeg révolutionna l’austère cinéma britannique à coup de zooms et autres délires pop. Ken Russell a marqué le public des années 70 par sa tendance à la provocation ce qui malheuresement occulta le talent du bonhomme.

Russell fut le poil à gratter d’une prude Angleterre qu'il s'amusait à choquer même si la distribution de ses films en pâtissait comme pour The Devils . Le réalisateur fit ses gammes à la télévision anglaise. Il fut tout d'abord un documentariste reconnu qui signa des films sur de grandes figures artistiques telles que Prokofiev, Bartók ou Debussy. D’un point de vue stylistique, il faisait des reconstitutions avec des acteurs pour rejouer des scènes historiques, pratique originale à l'époque et depuis employée dans beaucoup de documentaires à la télévision. Le cinéaste qui oeuvrait pour la BBC va provoquer le scandale avec son téléfilm sur la vie de Richard Strauss, intitulé Dance of the Seven Veils où il présente le compositeur comme une incarnation du nazisme à venir. La famille du musicien fait interdire le film surtout qu'une séquence met en scène des horreurs perpétrées par des S.S. avec en fond la musique de Strauss. Au cinéma ses premières oeuvres sont des commandes. C’est avec Women in Love que le style de Russell explose littéralement à l’écran avec une adaptation du sulfureux écrivain de L’Amant de lady Chatterley.

Dans ce film qui appelle à la libération des moeurs dans l'Angleterre corsetée du début du 20ème siècle, le réalisateur donne à voir à l'écran des scènes sexuelles très crues pour l’époque où il fait preuve d’un goût pour l'expérimentation en termes de montage et de réalisation, osant des ruptures formelles et un montage presque discursif. Formellement éblouissant, son long-métrage est accompagné par une musique de Delerue de haute volée. Le réalisateur nous propose également une scène emblématique du cinéma « Queer » (gay)  où deux hommes se battent totalement nus. 

Avec son opus suivant Music Lovers , l'homme montre une fois de plus son goût pour les biopics. Comme à son habitude, il ne s'enferme pas dans l’exercice littéraire et poussiéreux. Sa biographie de Tchaïkovski est portée par un Richard Chamberlain qui trouve ici le plus grand rôle de sa carrière. La Symphonie pathétique (Titre français) est une oeuvre fiévreuse où Russell juxtapose des scènes classiques à la David Lean avec des séquences à la limite du soutenable où son actrice Glenda Jackson qui joue la compagne du musicien est filmée en gros plan et sombre dans la folie. Notre réalisateur anglais est un homme cultivé et connaît bien l'histoire de la musique, pour autant ce n'est pas le réalisme qui l'attire. Il veut capter l'âme des hommes dont il conte la vie même si pour cela il doit recourir à l’outrance. Music Lovers avec ses acteurs au jeu plus qu'habité aborde ainsi de front l’homosexualité du composteur. Russell compose un opéra cinématographique où il veut reproduire avec ses images le destin des compositeurs qu’il met en scène.

Il signe ensuite The Devils , film autour d’une supposée possession de nonnes (l’affaire des démons de Loudun). Décors travaillés, lumière qui ressemble à un cauchemar et surtout le portrait cinglant d’une église considérée par le réalisateur comme mère de tous les vices. Le Vatican veut interdire les projections, The Devils est par ailleurs classé X dans beaucoup de pays et certains de ses acteurs sont même interdits de séjour en Italie. La Warner horrifiée charcute le film au montage.

On retrouve ensuite le réalisateur avec une comédie musicale The Boy Friend. Il revient alors à ses premiers amours pour son film suivant qui traite de la vie et l'oeuvre de Malher. Une oeuvre d'une beauté éblouissante où le romantisme et la tragédie se mêlent admirablement. Il réalise ensuite Tommy, l’adaptation de l'opéra rock des Who. Après Lisztomania qui nous intéresse aujourd'hui, il signera encore d'excellentes réalisations telles qu' Au-delà du réel et Les Jours et les nuits de China Blue de même que La Putain qui sera une réponse en mode uppercut à la bluette Pretty Woman. Si sa fin de carrière le voit éloigné des plateaux de cinéma, il continuera à travailler pour la télévision avant d’apparaître dans une émission de téléréalité Celebrity Big Brother, ultime provocation d’un cinéaste qui n'y restera que 4 jours.

Sorte de Visconti en version pop et sous acides, il fait partie de cette race de réalisateurs qu’on aime, car ils osent mettre en scène un univers personnel sans se cacher derrière la bienséance et le bon goût d’une société conservatrice. Au-delà de la provocation, son oeuvre reflète un romantisme exacerbé très touchant qui témoigne de l’immense talent d’un artiste dont le plan de carrière n’aurait pas fait taire toute velléité artistique. Russell n'aura jamais tracé de lignes spécifiques entre théâtre, musique, film et peinture, ce qui en fait un artiste complet.

Mais que raconte Lisztomania :

Franz Liszt est un virtuose du piano reconnu dans le monde entier. Sa vie sentimentale, jusqu'à présent très rangée auprès de sa femme et de ses deux filles, va basculer du jour au lendemain. En effet, il va tout quitter pour entamer une relation avec la princesse Caroline. L'histoire va se répéter avec la fille du musicien, Cosima, car elle va aussi embrasser une carrière de pianiste et laisser son mari pour partir avec un autre homme, en la personne de Richard Wagner.

Lisztomania partage le même acteur que le film Tommy, le charismatique chanteur des Who Rodger Daltrey. Marqué par sa collaboration avec l’icône du rock aux bouclettes blondes, Ken Russell est convaincu que le bonhomme possède le charisme nécessaire pour interpréter des rôles plus classiques. Le choix de lui faire incarner Liszt est donc logique, surtout que le célèbre compositeur et pianiste à la longue chevelure fut une pop star bien avant l’heure. En effet, ses récitals de piano mettaient en émoi les jeunes femmes de l’époque qui allaient jusqu’à collectionner ses effets personnels. Dans ces anciennes biographies, malgré des partis pris osés et des séquences parfois hallucinatoires, on restait toujours dans l’esprit d’une reconstitution. Russell va concevoir Lisztomania comme un objet pop qui utilisera toutes les manifestations culturelles de son époque que ce soit la bande dessinée, le rock, le design ou les expérimentations visuelles d’Andy Warhol. Avec sa bande originale supervisée par Rick Wakeman le claviériste de Yes, le film a de quoi faire rendre malade les défenseurs d’une culture élitiste. Russell veut en effet produire un objet populaire qui parlera aux jeunes générations. Ainsi il désenclavera la musique classique qui a été appropriée par les milieux conservateurs qui sont constitués d'auditeurs vieillissants qui oublient trop souvent qu’ils écoutent sur leur platine des libertaires qui remettaient en cause la musique de leur époque. Il va donc réécrire de façon fantasmée les grandes étapes de la vie de Liszt. Ces séquences complètement folles au premier abord renvoient pourtant à certaines vérités. Comment ne pas évoquer scène ou Daltrey chevauche un pénis géant qui finira par être coupé par ces demoiselles et qui cristallise la relation ambiguë de Liszt avec la gent féminine. Nous avons également une pensée émue pour les fans de Wagner qui ont failli mourir d’apoplexie avec cette scène très typée Hammer Films où le compositeur de Tristan und Isolde devient un vampire. Là encore sur un mode outrancier, Russell illustre la manière dont le musicien préféré du 3ème Reich a soutiré pendant longtemps de l'argent à son mentor tout en s’inspirant à ses débuts de certaines créations du célèbre compositeur hongrois. Il est évident que Russell va très loin dans le final du film en transformant Wagner en un monstre de Frankenstein nazillon. Mais c’est là le charme et la force d’un réalisateur qui veut pousser toujours le curseur un peu plus loin. Et puis ce mélange entre les légendes allemandes, Mary Shelley et Superman, n’est pas une si mauvaise métaphore de la pollution des esprits opérée par le nazisme avec ses enfants habillés en Superman qui symbolisent une culture de masse qui peut-être utilisée pour propager "la bête immonde". Quant à Liszt, Russell le représente comme un homme enfant qui privilégie le fantasme à la réalité. Au final, il faut bien se l’avouer, on s’ennuie beaucoup moins que devant l’académique Amadeus qui mettait en scène une autre confrontation entre deux musiciens d’exception !


Au-delà de son talent de plasticien, Russell est un excellent directeur d’acteurs. Sous ses ordres, Daltrey est aussi juste dans les séquences burlesques que dramatiques. Veronica Quilligan dans le rôle de Cosima Wagner est pour sa part réellement inquiétante dans son rôle de gardienne du temple de l’idéologie nauséabonde de son mari. Enfin, Fiona Lewis, extrêmement séduisante, est parfaite dans le rôle de la femme de Liszt. On retient ainsi cette très belle séquence en hommage à Chaplin où elle offre un joli numéro avec Daltrey. Russell a toujours tiré le meilleur de ses acteurs, il suffit de voir Richard Chamberlain étincelant devant sa caméra ou Oliver Reed offrir des prestations de haut vol lui qui était réputé ingérable.

La  réalisation du film  alterne ainsi entre un certain classicisme et des séquences proposant des accélérations d’images où le découpage devient épileptique avec des gros plans que ne renierait pas Jean-Pierre Jeunet. Il emploie aussi bien des décors réels que de studio, se jouant de l’artifice avec certains intérieurs en carton-pâte qu’on dirait sortis d’une série Z alors qu’on passe ensuite à des décors en studio fastueux et réalisés avec le plus grand soin.  Au-delà de son esthétique pop, on se rend compte que Russell et son chef opérateur Peter Suschitzky ont beaucoup travaillé leur visuel, utilisant des dominantes de couleur selon les périodes de la vie de Liszt. Le rouge rappelle ainsi les plaisirs de la chair alors que le noir est présent dans sa dernière rencontre mortifère avec Wagner.

Au final Lisztomania est une œuvre résolument baroque où l’exagération est partout avec des décors surchargés de détails où les symboles phalliques abondent à l'image. Les émotions représentées que ce soit l’amour ou la peur sont le plus souvent exagérés et jouées par des acteurs en transe.  Pourtant l’ensemble demeure harmonieux. En effet, Russell crée une œuvre à première vue chaotique, mais au final extrêmement pensée qui réunit tous les univers artistiques.

On a souvent associé l’Angleterre à ses cinéastes réalistes qui auraient été les fers de lance de la lutte sociale. C’est une erreur. Le fantastique ou l'onirisme employés par Roeg ou Russell sont des stratagèmes autrement plus subversifs et dangereux contre le pouvoir. Un metteur en scène tel qu’Argento avec son monde cauchemardesque a été parmi les réalisateurs les plus interdits par les états totalitaires. L’œuvre de Russell est une antithèse de l’Angleterre thatchérienne avec ces visions surréalistes fortement sexuées qui peuplent la plupart de ses films.
 
Fou, baroque, excessif, pop, foutraque, Le Lisztomania de Russell est une oeuvre passionnante, engagée, agressive et pas forcément subtile, mais d’une grande force, à l’image de son cinéaste qu’il semble primordial de réhabiliter.

Mad Will