Il existe des films oubliés par l'histoire du cinéma, des œuvres qui survivent seulement dans les souvenirs lointains de petits cercles d’initiés. Souvent ces longs-métrages sont l'unique réalisation de leur auteur dont on a perdu la trace ensuite. Dans le cas de La Forteresse noire qui nous occupe aujourd'hui, le manque d'informations sur le film étonne encore plus quand on sait qu'il est réalisé par Michael Mann. Le cinéaste américain est loin d’être un inconnu. Ce formaliste de génie a signé des oeuvres populaires et plébiscitées par la critique telles que Heat , Le dernier des Mohicans ou Collateral . Pourtant La Forteresse noire semble avoir été totalement occultée par la Paramount qui ne veut plus en entendre parler. Même Mann revient rarement sur ce métrage dont l’échec l’a tenu éloigné des plateaux plusieurs années.

Quand il aborde le tournage de La Forteresse noire, il est considéré comme l’un des talents en devenir aux USA. Dès son premier film Le Solitaire , Mann a eu les honneurs d’une sélection au Festival de Cannes. De plus, il  inspire confiance aux studios car il vient du monde de la télévision. Scénariste d'épisodes de séries telles que Starsky et Hutch, il a réalisé Comme un homme libre qui a été un évènement à la TV américaine et qui fut distribué en salles dans de nombreux pays. Pour son deuxième film pour le cinéma, la Paramount et lui vont se mettre d’accord sur l’adaptation d’un best-seller de Francis Paul Wilson nommé Le Donjon dans sa première édition française.

Le studio va lui offrir un budget de 6 millions de dollars, qui peut sembler bien faible quand son réalisateur annonce vouloir réaliser un film d’horreur métaphysique, un conte de fées pour adultes qui illustrera la notion de mal. Néanmoins, l’équipe technique dont il prend la tête est des plus prestigieuses et pourrait lui permettre de réussir cette entreprise. On retrouve tout d’abord Alex Thomson, l’un des meilleurs et plus expérimentés directeurs de la photographie anglaise, qui signa tout de même la lumière de Legend et d’Excalibur . Aux décors œuvre John Box, un directeur artistique ayant travaillé sur Lawrence d'Arabie , Gatsby le Magnifique ou Le Docteur Jivago . Du côté des effets spéciaux, le film peut compter sur Wally Veevers qui collabora à Superman , Excalibur , ou 2001 . Enfin, comment ne pas citer l’arrivée en cours de tournage de Bilal en tant que designer de la créature qui hante la forteresse. Quant à la musique, Mann refait appel au groupe Tangerine Dream, l’un des piliers de l’électro allemande. Ce groupe avait déjà signé la musique de son premier opus en pellicule, mais aussi de Risky Business, Sorcerer , Aux frontières de l’aube et enfin du magnifique Miracle Mile .

Mann, ancien étudiant de cinéma à Londres s’est entouré de la crème des techniciens anglais pour un tournage prévu au Royaume-Uni. Pour son casting, il va sélectionner de solides acteurs que ce soit Gabriel Byrne vu dans Excalibur ou Ian McKellen qui s’était fait un nom à l’époque dans la Royal Shakespeare Company. À leur côté, nous retrouvons Jürgen Prochnow qui venait d’être révélé à l’international avec Le Bateau  (Das Boot). Une distribution européenne complétée par l’acteur américain Scott Glenn qui a joué dans Apocalypse Now  et L'Étoffe des héros . Un excellent comédien qui possède une filmographie extrêmement riche que je vous invite à découvrir.

Un cinéaste talentueux, une équipe de rêve, un tournage en Angleterre qui aurait dû permettre à Mann de ne pas subir la pression des studios. Un grand film s’annonçait ! Mann sous l’influence de Bettelheim désirait réaliser un conte philosophique avec La Forteresse noire. Le film s’avérera un cauchemar pour son réalisateur, une quête proche du Graal dont le seul montage visible est une version dénaturée par les studios.

Mais au fait que raconte La Forteresse Noire :

En Roumanie, en avril 1941, une troupe de soldats allemands investit un petit village et prend possession de sa vieille forteresse, bien que son gardien mette en garde l'officier commandant la troupe sur une présence surnaturelle en son sein. Le bâtiment se présente selon une architecture inversée et semble apparemment plus protéger l'extérieur de son contenu plutôt que de se protéger d'une intrusion. 108 croix en nickel sont accrochées sur les murs, à l'intérieur du bâtiment. Deux soldats, pensant qu'elles sont en argent, en détachent une, descellant ainsi une pierre du mur, et libèrent une brume cachant une créature qui chaque nuit tuera des soldats en commençant par ceux qui ont descellé la pierre.

Un tournage cauchemardesque

Le film va se tourner dans les studios de Shepperton pour certains intérieurs, et au pays de Galles où une carrière d’ardoise a été retenue par la production pour y installer le village roumain et les extérieurs de la forteresse. Les lieux à l’image sont hypnotiques et donnent au film une ambiance particulière bien plus originale et impressionnante que le château sous influence gothique du roman original. Ce choix va néanmoins faire prendre beaucoup de retard au tournage, car les lieux ne sont pas vraiment accessibles. Ainsi, il a fallu construire un ascenseur pour permettre l’accès à la carrière située à 180 m de profondeur. Avec la pluie et le froid, les équipes vont s’enliser au sens propre et figuré. L’aventure qui ne devait durer que quelques semaines va presque s’étaler sur un an. Ascenseur en panne, boue qui envahit les lieux, éclairages qui ne supportent pas le froid, les problèmes techniques s'amoncellent… Surtout que les exigences de Mann ne sont pas forcément en adéquation avec les possibilités techniques (utilisation de beaucoup de fumée qu’il est difficile de diriger en extérieur...) et le budget. Ce qui crée sur le plateau de nombreux conflits entre les techniciens oscarisés et un Mann qui refait les scènes parfois plus d’une quarantaine de fois et qui peut en plus changer du jour au lendemain son plan de travail si une nouvelle idée surgit. Dans un décor humide où le froid vous terrasse au bout de quelques heures, le moral des troupes est vite touché et l’équipe se rebelle contre un réalisateur féru d’expérimentations et qui demande l’impossible. Quant aux acteurs fatigués et parfois ignorés pendant plusieurs journées successives par un Mann dépassé par les retards, ils attendent dans le froid avec des prothèses en latex sur le visage qui sont très difficiles à supporter. Les comédiens finiront par se retourner contre la production et exigeront des rallonges financières.

Avec ce tournage qui s’éternise et un budget qui est largement dépassé, Paramount se fatigue et veut arrêter les frais. Mann donnera son salaire pour obtenir une rallonge et la légende voudrait qu’il ait obtenu de l’argent venant d’un cambriolage de la part d’un ancien malfrat qui fut conseiller technique sur son premier film.

Cette forteresse est réellement maudite pour Mann, le responsable des effets spéciaux Wally Veevers va mourir au début de la post production. L’homme qui avait fait voler Superman et qui devait s’occuper de l’affrontement final n’avait laissé aucune note. Wally Veevers utilisait des technologies qu’il a emportées dans sa tombe. Paramount qui ne veut plus entendre parler du film refuse de lui choisir un remplaçant. Mann aidé par d’autres techniciens du plateau va tenter de finaliser les effets concernant l’affrontement entre le Golem et son gardien qui avait été pensé par Weevers comme une relecture de 2001 .

Mann, épuisé, lâché par les studios qui le considèrent comme un esthète dangereux pour leurs finances, va pourtant mener son tournage jusqu’au bout. Le réalisateur souhaite offrir une réflexion puissante sur la nature humaine. On retrouve ici une fois encore sa vision existentialiste de la vie où l’homme se définit avant tout par ses choix. Avec La forteresse noire, il veut créer un univers original, une expérience sensitive jamais vue.

Le montage de Mann d’une durée supérieure à 3 heures passe l’épreuve des projections tests qui vont finir de tuer le film. Le montage est rejeté et Mann est plus ou moins mis dehors. Trop abscons, le film va être remonté à la hâte puis sorti dans un certain anonymat dans une version d‘une heure trente qui ne rencontre ni son public ni la critique. Au regard de certains raccords son et image, il est évident que ce montage a été fait rapidement. De même, lors de ses différentes diffusions à la TV américaine, La Forteresse noire ne propose pas toujours le même découpage ni la même fin, ces différentes versions prouvent que le film a été charcuté par le studio.

À ce titre, le premier montage de plus de 3 heures est au centre de nombreuses pétitions envoyées à la Paramount par un petit groupe de fans du film qui rêvent de voir le long-métrage voulu en son temps par Mann. Mais le studio se fiche complètement de cette réalisation qui n’a jamais été exploitée en DVD et qui est seulement visible sur le Net grâce à des enregistrements télé.  Si on peut considérer que le premier montage du réalisateur était une copie de travail qui aurait pu être raccourcie, le montage actuel d’une heure trente-six minutes est une aberration pour une oeuvre personnelle signée par un réalisateur habitué à offrir des longs-métrages dépassant allègrement les 2 heures. À ce titre, le scénario original de Mann et la connaissance du livre nous renseignent sur les passages du film indispensables à l’histoire qui ont été coupés. Certains plans de la bande-annonce et de nombreuses photos de scènes qui accompagnaient la sortie du film ne se retrouvent pas dans la copie finale et témoignent des coupes sauvages faites par la Paramount. En l‘état, le film souffre de terribles carences scénaristiques qui le rendent parfois difficile à suivre. Des protagonistes disparaissent par magie. Des événements évoqués par les personnages sont absents. Quant à la relation entre Scott Glenn et Alberta Watson, elle semble totalement artificielle et on se demande encore ce qui les unit à part une scène de sexe tantrique un peu kitch.

Une oeuvre unique

Le film commence par un magnifique mouvement de caméra où le réalisateur filme littéralement le ciel avant de descendre et de raccorder sur des véhicules allemands qui traversent une forêt. Cette ouverture est portée par les percussions électroniques de Tangerine Dream et synthétise les enjeux du film qui met en scène des dieux qui vont venir s’affronter sur terre. L’arrivée des soldats quelques minutes plus tard dans le village roumain est captée avec des ralentis de toute beauté. Nous sommes dans un spectacle total où l’image stylisée et la musique forment un ensemble indissociable digne d’un opéra revu par le 7ème art. Le réalisateur américain croit profondément à la puissance du cinéma comme art visuel et cherche à nous offrir des images uniques qui renseignent sur les personnages et leur psychologie. La libération de la créature au début du film par les soldats allemands est encore un grand moment de cinéma avec une mise en scène où le rendu visuel tend vers le cinéma expressionniste allemand. Le noir et blanc du Faust de Murnau devient alors un bleu et blanc grâce à la photographie unique du film.

Avec le départ de Scott Glenn de Grèce dans le premier tiers du film, Mann nous offre une fois encore des plans sublimes avec ce bateau qui semble remonter le Styx tandis que les mélopées synthétiques de Tangerine Dream résonnent. Nous admirons à cet instant des images parmi les plus réussies et les plus belles de son réalisateur. Je citerais également la première séquence où le professeur Théodore Cuza incarné par Ian McKellen rencontre la créature qui hante la forteresse. À l’aide de fumée et d’éclairages privilégiant les clairs-obscurs, il recrée devant nos yeux ébahis la poésie des films de Méliès où l’artifice est visible, mais tellement stylisé que nous sommes emportés par la beauté des images. Des séquences sublimes, le film en compte plusieurs où le Faust de Murnau côtoie l’esthétique clipesque des années 80. Pour autant, le film propose des instants moins réussis visuellement comme la séquence de sexe ou le final. En effet, l’affrontement entre Scott Glenn et la créature de la forteresse n’est pas loin de ressembler à un épisode de séries japonaises des années 80 comme X-Or ou Bioman avec ses effets de lasers.

Il est évident que le montage du film en altère énormément son rendu visuel. La Forteresse noire alterne ainsi des séquences longues et parfaitement découpées comme dans l’ouverture du film, et des scènes découpées à la serpe avec de nombreux faux raccords et des ellipses temporelles inintelligibles. Le montage diffusé dans les salles doit être envisagé comme une version mutilée d’une œuvre parmi les plus personnelles de son auteur. Il est clair quand on regarde le film que le monteur a parfois juxtaposé quelques bouts de séquence pour maintenir un semblant d’histoire. Que ce soit la disparation des soldats, la folie qui imprègne le village au fur et à mesure du déroulement du film, il manque littéralement des scènes entières pour réellement se faire un avis définitif sur l’oeuvre.

Le film offre enfin de très beaux dialogues qui évitent tout manichéisme comme dans cette scène fascinante qui oppose l'officier de la Wehrmacht à l’émissaire nazi. Malheureusement, à d’autres moments, dans le montage actuel, on a parfois l’impression que certains acteurs comme Ian McKellen déclament un exemplaire de la "Philosophie pour les nuls".

La Forteresse noire en son état est une œuvre imparfaite, bancale, qui alterne le sublime et le franchement raté. Il faut pour apprécier ce long-métrage, imaginer son rendu dans une copie restaurée où ses images éclairées aux néons retrouveraient leur splendeur. Cette réalisation est définitivement un film d’auteur où le désir du réalisateur est de créer des images originales et évocatrices en prenant tous les risques. On peut rester de marbre face à cette ambition démesurée, à ses ralentis et ses ambiances enfumées en criant à la bouillie philosophique New Age. Pour ces défenseurs dont je fais partie, La Forteresse noire se vit cependant comme un spectacle total et démesuré citant Wagner, Jean-Michel Jarre pour les lasers et la musique, Sartre ou Murnau. Un film qui est une parfaite synthèse des interrogations existentialistes de son auteur qui met en scène des personnages toujours à la frontière entre le bien et le mal comme William Peterson dans Le Sixième Sens (Manhunter) qui n’est pas si différent du serial killer qu’il traque.

Film unique, La Forteresse noire est un poème visuel inachevé et meurtri dans lequel on découvre toujours de nouveaux détails à l’image à chaque projection. Produit par un studio qui rêvait d’Alien , son réalisateur voulait réaliser une oeuvre définitive du cinéma d'horreur sorte de 2001 de l’épouvante. On ne saura jamais si Mann aurait réussi, en raison du montage désastreux présenté en salles. Pour autant, la version auquel nous avons accès reste pour moi l’un de mes grands moments de ma vie de cinéphile, la vision sublime d’un cinéaste capable de proposer à ses spectateurs un cinéma ambitieux et expérimental bien différent des longs-métrages produits à la chaine par Disney et consorts.

Mad Will

PS : Vous pouvez découvrir ci-dessous une fin alternative proposée dans une version télé aux USA. Une preuve supplémentaire que le film a été remonté en dépit du bon sens.