Voir ou revoir Minority Report , c’est admirer l’œuvre d’un cinéaste blessé dans son orgueil. En effet, à cette époque, Spielberg venait de réaliser A.I. , projet de science-fiction amorcé par Kubrick qu’il avait accepté de réaliser sur la demande des proches du réalisateur anglais. Le film ne convainc pas le public et les critiques se multiplient contre Steven qui est accusé d’avoir sabordé une œuvre que beaucoup attendaient comme le nouveau 2001. On reprocha ainsi à Spielberg des emprunts forcés à la religion et d’avoir saccagé le film avec son final à la Pinocchio. Spielberg dira à ce propos : « Ce qui est vraiment très drôle, c'est que toutes les parties d'A.I. que la plupart des gens considèrent comme venant de Stanley sont de moi. Et celles qu'on m'a accusé d'avoir adoucies et rendues sentimentales sont toutes de Stanley » .

Au final, A.I. ne rencontre qu’un succès d’estime pour un Spielberg et ne rafle aucune nomination aux oscars. Le film possède encore maintenant ce statut d’œuvre maudite oubliée de tous, même si la critique a revu depuis sa copie. Spielberg vivra très mal cette période et des rumeurs de dépression à son sujet se font insistantes à l'époque.

Minority Report sera la réponse du maître à ces critiques, un film particulièrement noir et violent sur le futur, où la réalisation est au centre de toutes les interrogations.

Mais que raconte le film ?

Washington, en 2054. L'agent John Anderton est à la tête d'une unité de police très particulière, la division «Pré-Crime», capable de détecter un criminel avant qu'il ne le devienne. Cette expérience controversée repose sur les visions de trois extralucides, les «Pré-Cogs». Un jour, alors qu'il revient d'une mission périlleuse, Anderton prend connaissance d'un nouveau dossier. L'impensable se produit : il est le prochain criminel. Il s'enfuit pour échapper à ses propres troupes. Le fugitif tente de comprendre comment «Pré-Crime» a pu le désigner comme un tueur. Il part à la recherche de sa future victime et porte son attention sur Agatha, la plus douée des «Pré-Cogs»...

Minority Report est avant tout une nouvelle de Philip K. Dick de 1956 qui posait la question du libre arbitre. Son adaptation au cinéma avait été envisagée comme une suite à Total Recall (autre film inspiré d’une nouvelle de K. Dick intitulée Souvenirs à vendre). L’arrivée de Cruise et Spielberg sur le projet change la donne et l'idée de lier Minority Report  à Total Recall  est abandonnée .

Adapter l’univers dickien n’est pas aisé. Plutôt que d’inventer des univers futuristes éloignés de notre temporalité, l'auteur propose des concepts qui interrogent notre réalité. Par le biais de l’uchronie dans Le maître du haut château (les nazis ont gagné la guerre), la robotique dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques, ou encore La prise de stupéfiant dans Le dieu venu du Centaure, Dick doute de la réalité telle que nous la percevons.

Dans Minority report, le récit s’articule autour des visions de télépathes censées indiquer les meurtres futurs. Spielberg va réussir avec sa maestria habituelle à traduire à l’écran les interrogations de Philip K. Dick autour d’une réalité fictive.

Le premier quart d’heure du film nous dévoile un Tom Cruise qui essaye de localiser un homme qui s’apprêterait selon les visions des precogs à tuer sa femme infidèle. Spielberg va nous montrer successivement les images vues par les médiums puis nous dévoiler leur numérisation et leur transformation sous la forme d’un support physique. Cruise va alors entrer en scène et traiter ces images en réalisant un montage cinématographique à travers une interface homme-machine. Il va en effet zoomer, recouper le film, changer d’angle pour retrouver les indices qui le mèneraient sur la piste du futur tueur. Il fera l’ensemble de ses opérations en écoutant de la musique classique. Ce détail n’est pas anodin, il souligne le caractère artificiel des enquêtes de cette police des crimes futures qui créé une fiction arbitraire grâce au montage à partir de  fragments numérisés d'une réalité fugacement perçue.

Le film devient alors une réflexion d’une rare justesse sur la place de l’image dans nos sociétés.  Sous le couvert d’un film d’action pensé pour plaire au grand public, Spielberg nous signale que l’image en mouvement ne doit jamais être considérée comme une vérité. Même si elle peut prendre l’apparence du réel, c’est toujours une fiction qui porte la marque de son auteur. C’est pourquoi dans le film, Spielberg ne cesse de jouer sur les reflets quand Cruise remonte le film. Il est le créateur et non le simple observateur de la vérité. Son visage s’imprègne donc sur son œuvre.

Le final de ce premier quart d’heure se conclut par l’arrestation du présumé meurtrier avant qu’il ne passe à l’acte. L’homme est en pleurs ne cesse de répéter qu’il n’a rien fait. Ce qui est totalement vrai. Mais dans un monde où le simulacre devient une vérité, il n’échappera pas à la prison à perpétuité.

Spielberg a cette capacité inouïe de pouvoir traduire en images des concepts pas toujours évidents sur le papier. Minority Report montre que l'homme, pour pouvoir exercer son libre arbitre, doit se détacher de la fiction dans laquelle il vit et faire face à la vérité du monde. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce long-métrage de Spielberg multiplie les références à d’autres réalisateurs. On pense ainsi à De Palma avec cette caméra en plongée quand Cruise est traqué par les spiders, ou Kubrick avec ces emprunts à Orange Mecanique à travers les écarteurs d’yeux utilisé par le chirurgien cradingue. Nous avons enfin cette course-poursuite haletante dans l’usine de voiture, inspirée d'une séquence non filmée du scénario de La Mort aux trousses.

La paranoïa « dickienne » est bien présente dans l’univers sombre dépeint par le réalisateur. Si on accorde foi aux images, l’histoire peut toujours être réécrite. Le héros doit donc apprendre à déchiffrer les images pour accéder à la vérité. Les emprunts à la mythologie grecque dans le film sont nombreux.  Comment oublier ce dealer de drogues aux yeux arrachés qui invite notre héros à voir au-delà, à la manière d'un Oedipe des temps modernes. C’est à partir de la scène où Cruise se fait remplacer chirurgicalement ses yeux que notre héros pourra avancer.

Minority report est une réponse à l’accueil reçu par A.I., œuvre éminemment personnelle de son auteur qui fut pourtant rejetée.

Les critiques et le public s’étaient obstinés à l’époque à démontrer que Spielberg avait bafoué l’héritage de Kubrick pour en faire un sous E.T. alors que le réalisateur avait essayé de rester le plus fidèle possible aux pistes narratives envisagées par le réalisateur de Shining .  C’est bien là le drame d’un cinéaste que l’on a taxé trop vite de simpliste alors qu’il signait dès les années 80 des œuvres personnelles comme l’Empire du soleil.

Minority Report est une œuvre d’une noirceur peu commune dans son cinéma. C’est le film énervé d’un artiste qui répond à ses détracteurs qui le considèrent trop simpliste et naïf. Une photo désassurée, un héros totalement accro aux drogues, des personnages négatifs et obnubilés par l’argent, le futur de Spielberg est d’autant plus sombre qu’il est vraisemblable. Le cinéaste américain a en effet réuni pendant trois jours les meilleurs spécialistes dans des domaines aussi différents que l’automobile, les télécoms ou l’informatique pour qu’ils préparent un document commun destiné aux équipes artistiques afin élaborer un monde technologiquement possible. À ce titre, beaucoup d’innovations suggérées dans le long-métrage existent maintenant comme les panneaux d’affichage qui se changent selon l’utilisateur.

La fin de l'article dévoile le final du film. Je vous invite à regarder Minority Report sur Netflix ou en VOD avant de lire la suite !

En adaptant K. Dick, le réalisateur démontre qu’il est capable de proposer un récit complexe qui s’interroge sur l’art et ses représentations. À ce titre, la fin du film propose une double lecture absolument passionnante.

Dans Minority Report, les soi-disant coupables sont cerclés avec un anneau posé sur leur front (qui rappelle l'auréole des anges) qui les empêche littéralement de bouger. Ils sont ensuite emprisonnés dans des caissons où ils sont plongés dans une forme de coma pour l’éternité. Au moment où Cruise est placé dans son caisson, son geôlier entonne un discours assez intéressant : «  Tu fais partie de mon troupeau à présent. C’est une sorte de rush. Il paraît qu’on a des visions, que ta vie défile sous tes yeux. Que tous tes rêves se réalisent ». Notre héros est alors plongé dans le noir. Spielberg filme ensuite Max von Sydow, le vil manipulateur, qui s’avance face caméra en répétant "tout est de ma faute".

Le dernier quart d’heure du film voit le mal puni et notre héros sauvé par sa femme. De nouveau amoureux, il attend un enfant tandis que les gentils médiums seront délivrés. La fin du film n'est pas vraiment raccord esthétiquement ni dramatiquement avec le reste du métrage : plus heureuse, lumineuse, légère, avec des personnages au final qui agissent de façon plus mécanique que dans le reste du récit.

À la deuxième vision du film, l'éventualité que ce happy end soit le rêve du héros emprisonné dans son caisson m'a poursuivi. Il est de nouveau père et heureux, les méchants sont démasqués et la société arrête de croire aux représentations plutôt qu’à la vérité. Tout cela ressemble étrangement au fantasme d’un homme qui a échoué. Son geôlier ne lui a-t-il pas annoncé que "Tous tes rêves se réalisent "  alors qu'il le plonge dans le coma ?

Il n’y a pas de réponse définitive sur cette théorie. On peut y souscrire ou non. Mais en intégrant le doute, Spielberg ne nous aurait-il pas offert la plus belle adaptation de Philip K. Dick ?

Un classique de la science-fiction tout simplement.

Mad WIll