En 2018, le réalisateur japonais Kazuhiro Soda se rend à Ushimado, un petit village de la mer intérieure de Seto au Japon. C’est là qu’il tourne Inland Sea, un documentaire de deux heures qui se présente comme un « film d’observation ». Kazuhiro Soda filme ce qui est en train de disparaître : une vieille génération qui vit de la tradition de la pêche et qui doit désormais faire face aux contraintes économiques et environnementales, à l’isolement et la solitude.

Ce film est actuellement disponible sur UniversCiné à l'adresse : https://www.universcine.com/films/inland-sea

Kazuhiro Soda parvient à faire du documentaire un art de l’observation pure et simple. Le réalisateur japonais endosse le rôle de témoin silencieux, n’ajoutant à son film ni commentaires ni musique. Sa caméra, sans cesse en mouvement, est un médium pour créer des relations particulières avec les gens qu’il filme, qu’il suit, qu’il scrute. Les portraits des habitants se succèdent, entre gros plans sur les visages mélancoliques, les mains vieillies par le temps et le travail, et les discussions sur l’activité qui fait vivre le village : le commerce du poisson. Wai, un pêcheur octogénaire courbé qui n’entend plus très bien, s’en va travailler tous les jours, parfois la nuit. Il fabrique lui-même les filets et veut continuer à pêcher jusqu’à ses 90 ans. Kazuhiro Soda filme avec minutie et patience le travail du courageux et touchant pêcheur, s’intéressant aux moindres détails, dans une démarche presque anthropologique, et le suit jusqu’à la vente au petit matin. Ensuite, le voici aux côtés de Madame Koso, qui livre le poisson aux habitants du village, et échange avec lui sur la vieillesse, le « troisième-âge », et la fuite irrémédiable du temps.

Cette promenade dans le village se fait poésie de la vieillesse, renforcée par l’utilisation du noir et blanc, qui vient donner une teinte mélancolique à l’image et accentuer les contrastes. Le portrait de cette génération, née après la Seconde Guerre mondiale, révèle ainsi le déclin de tout un monde de traditions en raison de bouleversements économiques et sociaux, et qui se retrouve piégé dans une immense solitude. C’est le cas de Kumi, une vieille femme qui vit sur l’île depuis qu’elle a 4 ans et qui ne sait pas d’où elle vient ayant été adoptée. Toute sa famille est morte désormais, à l’exception d’un fils qu’elle ne voit plus et qui lui a été « enlevé » par l’État, raconte-t-elle, sous prétexte qu’elle ne pouvait plus s’en occuper. La caméra de Kazuhiro Soda se laisse guider par ses mots et ses allées et venues, pour petit à petit dresser un portrait complexe et émouvant du personnage. « Je pense encore au suicide, à quoi bon vivre ? », dit-elle, semblant se résigner à l’indifférence du monde dans lequel elle vit depuis qu’elle n’a plus son fils auprès d’elle. Son désespoir n’a d’égal que son courage. Malgré tout, elle parvient à sourire et montre un enthousiasme énergique face à la caméra, attachée à faire découvrir son village et ses traditions.

Le village est calme et silencieux, et de nombreuses maisons le long de la plage sont désormais vides. « Tout le monde est mort », annonce Kumi. En effet, ici, la mort prend petit à petit le dessus, et seuls des chats errants viennent peupler les rues désertes. Kazuhiro Soda semble fasciné par ces chats, les filmant avec une obsession proche de celle de Chris Marker dans Sans Soleil. Le chat, parce que son regard est une énigme, exprime le mystère, l’altérité et la fascination, tout comme ce petit village et le Japon tout entier. Il est ici un simple visiteur, un flâneur et voyageur, témoin d’un monde qui disparaît.

Le réalisateur japonais travaille son film dans la durée. Le rythme lent accompagne la vieillesse et la lente et silencieuse agonie d’une génération, dans une poésie descriptive et mélancolique. Les différents personnages ont une grâce énergique malgré leur vieil âge, et Kazuhiro Soda leur rend hommage en recueillant leurs témoignages et une partie de leur vie grâce à son observation juste et curieuse, pour les fixer dans le temps par le biais du cinéma. Inland Sea est un poème sur la vieillesse, un regard ému qui tente de retenir ce qui a déjà presque disparu.

Camille Villemin

Ce film est actuellement disponible sur UniversCiné à l'adresse : https://www.universcine.com/films/inland-sea