Salafistes est un précieux document de sociologie compréhensive en même temps qu’une arme politique. En exergue, une citation de Guy Debord : « Il faut rendre la honte plus honteuse en lui faisant de la publicité ». Résolus à ne pas céder aux sirènes du politiquement correct en enfouissant leur tête dans le sable, les deux réalisateurs donnent à voir et à entendre les habitants d’un Tombouctou aux mains des moujahidines, que les media préfèrent d’habitude diaboliser sans s’y confronter. Ceux qu’on imagine volontiers froids, dogmatiques, cruels, le couteau entre les dents, se révèlent surtout naïvement enthousiasmés par une idéologie qui les rassure. La nuance est de taille, puisque la réponse politique adéquate à donner dépend d’une définition correcte des contours de l’ennemi.

Si l’on analyse les propos des interviewés, on comprend que le salafisme satisfait le désir de prendre sa revanche sur une double domination, celle infligée de l’extérieur par l’impérialisme américain et celle infligée de l’intérieur par l’oligarchie nationale. En tant que musulman, les violations à répétition par les Etats-Unis du droit international pour bombarder et envahir des pays du monde arabe sont vécues sur le mode de la persécution inique, surtout au regard du traitement de faveur d’Israël, « enfant gâté de l’Amérique ». En tant que pauvre dans un pays fortement inégalitaire, la promesse d’élévation sociale fait naître beaucoup d’espoir : « La charia ce n’est pas seulement des coups de fouet et des amputations, c’est aussi l’égalité sociale. Prendre aux riches pour donner aux pauvres. Que le riche ne se sente pas supérieur. » L’Islam est censé réussir là où chacune des religions occidentales a échoué : « communisme, socialisme, laïcité, christianisme, rien n’a marché en termes économiques et sociaux. Il n’y a pas d’alternative à l’Islam. C’est le meilleur des systèmes pour la liberté de l’individu, sa protection, sa dignité. »

Alors que l’absence de normes et d’organisation stables provoque une douloureuse perte de repères chez les individus, les règles strictes de la Charia offrent une structure aux jeunes esprits. Or, à partir du moment où une structure offre un sens et une communauté, l’individu est prêt à lui sacrifier beaucoup, et de bonne grâce. On assiste ainsi à une scène surréaliste dans laquelle un jeune homme qui vient de se faire trancher la main pour avoir volé, loin d’être terrorisé, raconte sereinement que les salafistes l’ont rassuré en lui disant qu’ils prenaient tout en charge jusqu’à la cicatrisation et qu’ensuite tout irait mieux puisque ses fautes auraient été rachetées…

Un code de conduite clé-en-main qu’il suffit de suivre est aussi une réponse à l’angoisse qui saisit l’Homme face à sa liberté. L’allégeance à l’Islam revient en effet à déléguer sa responsabilité individuelle à Dieu et à ses représentants (« Si Dieu le veut, j’irai en Syrie »). D’autre part, tandis qu’un libéralisme de mœurs conduit à l’extension du domaine de la lutte à la sphère intime, la Charia, en réglementant la sexualité, assure que chacun aura sa place et sa femme, comme au bon vieux temps. L’arbitraire de la loi (« pour certaines raisons dont il a le secret ») ne gêne pas le croyant. C’est même lui, comme l’a pertinemment souligné Pascal, qui garantit la paix, souverain bien du citoyen. Selon le philosophe, il ne faut surtout pas dire au peuple qu’il n’obéit pas aux lois parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. En effet, chaque tentative d’établir des lois selon la justice, parce qu’il y en a autant de conceptions que d’individus, aboutit toujours au conflit, qui peut aller de la simple discorde à la guerre civile la plus sanglante.      

Suivant cette logique, tout ce qui désinhibe et est donc susceptible de rompre le précieux ordre retrouvé est craint et prohibé. Les interviewés produisent donc des énoncés qui peuvent facilement nous paraître antiphrastiques tant ils sont l’exact opposé des jugements de valeur majoritaires dans notre Occident libéral : « La vie est si courte que c’est du gâchis de la consacrer à de pareilles choses [la musique] qui embellissent ce qui est nuisible [l’alcool, la sexualité]. » ou encore le superbe « Depuis que les lapidations ont commencé, il n’y a plus de mal grâce à Dieu. »

Si la liberté est tant haïe, c’est que le salafisme repose sur une anthropologie pessimiste : l’homme est esclave de ses passions, de son intérêt personnel, naturellement mauvais. Il a besoin d’une coercition pour ne pas se livrer à la débauche. C’est pourquoi le salafisme est incompatible avec la démocratie, « système mécréant par essence » dans lequel les hommes sont libres d’autoriser ce qui leur procure du plaisir mais qui leur nuit.

En revanche, en dépit d’un spiritualisme revendiqué, le documentaire montre bien la parfaite adéquation du salafisme avec le consumérisme le plus superficiel. En l’absence de conscientisation politique, les marchands ne sont pas chassés du temple, l’hégémonie américaine est combattue sur le plan moral, mais pas sur les plans économiques et culturels. A côté des astuces pour éviter de regarder les filles dans la rue, les blogs des jeunes salafistes fourmillent ainsi d’articles consacrés aux nouvelles collections de chaussures de marque et aux derniers gadgets technologiques : « On peut aller faire le djihad en Syrie en portant des Nike. On rêve tous d’avoir le nouvel iPhone, on a les mêmes goûts que tous les jeunes de notre âge. »

Le gros écueil du documentaire est de tomber dans le même piège en se focalisant sur le discours idéologique et en éludant par le fait même la question des conditions matérielles d’existence des salafistes : qui les finance et quels sont leurs intérêts économiques ? Les interviewés disent bien qu’ils ont longtemps prêché la bonne parole dans les mosquées sans effet, et que les femmes ne se sont voilées qu’à partir du moment où ils ont eu des armes en leur possession : « ce que dit la force, les gens le suivent ». Dans un prolongement salutaire, Salafistes aurait gagné à enquêter sur les dessous de ce retournement du rapport de force. 

Florine Lebris