Lorsque Massimo perd sa mère (Barbara Ronchi) alors qu’il a à peine dix ans, personne n’ose lui dire la vérité sur la cause de sa mort. Le petit garçon reste alors captif d’une vision idéalisée de la défunte qui l’empêche d’en faire le deuil. Trente ans plus tard, il (Valerio Mastandrea, déjà remarqué il y a deux ans dans Viva la libertà) entretient toujours une fidélité morbide envers cette figure imaginaire à laquelle il lui faudra renoncer s’il veut créer des liens avec des personnes vivantes...

Toujours aussi noir et corrosif, Marco Bellocchio se penche dans son nouveau film, dont la cruelle équivoque du titre est tout à fait programmatique, sur l’avenir d’une illusion. Par faiblesse, les adultes qui entourent l’enfant au moment de la mort de sa mère tentent d’alléger sa souffrance en lui servant une version édulcorée de l’événement. Au lieu de lui avouer qu’elle s’est suicidée, réalité inacceptable au regard du mythe de l’absoluité de l’amour maternel, père et prêtre y vont ainsi chacun de leur pieux mensonge destiné à gommer l’ambiguïté du réel. Dans L’Insoutenable légèreté de l’être, étudiant cette tendance des êtres humains à privilégier la poésie de clichés dégoulinants de bons sentiments à la crudité du réel, Milan Kundera écrit : « L’accord catégorique avec l’être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n’existait pas. Cet idéal esthétique s’appelle le kitsch. » C’est tout à fait dans cet esprit que Marco Bellocchio, à travers le parcours de Massimo, porte un regard critique sur notre propension en art et dans la vie à préférer des croyances réconfortantes à des vérités dérangeantes.

Construit autour de la succession anachronique d’épisodes-clés de la vie de son protagoniste, Fais de beaux rêves paraît à première vue explorer la façon dont les événements les plus fortement teintés d’émotions se sédimentent dans la mémoire pour forger une identité. Derrière l’hétérogénéité apparente des souvenirs sélectionnés par le réalisateur se dégage néanmoins un fil rouge qui permet un second niveau de lecture : chacune des réminiscences met en jeu le rapport à la vérité de Massimo ou des individus qui l’entourent. Tout, dans la mise en scène ultra précise de Marco Bellocchio, ramène à cette problématique, jusqu’aux éléments de décor. Les inserts sur les effigies de stars de cinéma ou de leaders charismatiques que collectionnent les personnages pointent ainsi incidemment du doigt les nombreuses formes d’idoles auxquelles nous nous raccrochons. D’autre part, la carrière de journaliste qu’épouse le personnage principal est propice à l’exploration de la dimension esthétique de cette méditation existentielle. Le milieu du film est ainsi marqué par une série de sagaces mises en abyme de la mise en scène dans lesquelles Massimo est chaque fois tenté d’abandonner la probité de son style sobre, dépourvu d’emphase, au profit d’une pathétisation vendeuse. Elles rendent compte du dilemme que doit affronter tout homme pourvoyeur d’une représentation du réel, qu’il soit parent, religieux, réalisateur ou gratte-papier. Le sarcasme du réalisateur réside dans le montage, qui fait succéder une scène où le journaliste acquiesce à un radical « Je tuerais les poètes » à une autre où il ne résiste pas à l’exploitation facile du pathos de la veuve et de l’orphelin. Néanmoins, le regret est un plaisir auquel il faut savoir renoncer, et la vérité rédemptrice s’impose finalement sous les traits d’une médecin (Bérénice Béjo) dont la déontologie consiste à ne rien cacher à ses patients. La jeune femme aide Massimo, que ses chimères plongent dans des angoisses vertigineuses, à reprendre contact avec la réalité. Les contours du souvenir de la mère, que la souffrance avait figés, peuvent enfin se redessiner. La sainte laisse alors la place à une figure plus ambivalente, chez laquelle la bienveillance est indissociablement mêlée à la cruauté.

F.L.