Les premiers plans nous plongent dans un tableau réaliste : sur fond de mer du Nord, une famille de pêcheurs de moules s'active à la tâche en patoisant (la mère interpelle son fils aîné d'un « Ma loute »). Mais nos attentes sont aussitôt déjouées avec l'apparition, comme dans un miroir inversé, d'une famille de bourgeois, les « Van Peteguem », qui viennent occuper les lieux en maîtres sachant apprécier le pittoresque du lieu pendant quelques semaines de vacances. Valéria Bruni-Tedeschi s'extasie un octave au-dessus de la moyenne et Fabrice Luchini (méconnaissable, loin de son éternel rôle d'intellectuel parisien cynique, le potentiel comique de son visage pleinement exploité) affiche la mine de satisfaction grotesque du bon père de famille. Lui aussi parle en surarticulant et en traînant sur les voyelles. Le patois (peu discret) de la bourgeoisie, en somme...

Les personnages de Bruno Dumont sont donc moins dépeints selon les règles de la vraisemblance que sciemment caricaturés pour mieux dévoiler la puissance structurante de ce que Bourdieu aurait appelé l'habitus (l'ensemble des dispositions à agir, à penser, à se tenir etc., d'un milieu social). En voyant un Luchini voûté se déplacer avec autant de rigidité qu'un automate, on pense à Bergson, qui nous apprend que le rire naît quand « du mécanique [est] plaqué sur du vivant ». En forçant le trait, le réalisateur met en scène des individus englués dans leur rôle social, répétant de génération en génération les mêmes gestes, intonations et jusqu'aux jugements de goût qu'ils ont incorporés.

Heureusement, un grain de sable vient perturber ce microcosme trop bien ordonné en y apportant une dose d'indétermination. C'est « Billie », qui joue avec ses cousines mais s'en distingue par un visage dont la finesse des traits et la beauté des yeux ne peuvent que frapper le regard. Ou peut-être « Billy », qui dévoile sous ses cheveux longs postiches des cheveux courts à demi tondus. « Je suis une fille qui se déguise en garçon », dit-« elle » au commissaire que cet être au sexe indiscernable laisse ahuri.

Bruno Dumont a l'art de trouver des trognes et des physiques singuliers et de leur donner la place qu'ils n'ont que trop rarement dans une industrie cinématographique elle-même enferrée dans des canons esthétiques qui appauvrissent notre regard à force de le priver d'une large partie du spectre des beautés possibles... Le corps peu mobile de cet homme-boule de commissaire donne lieu à de nombreuses scènes burlesques mais aussi, lorsqu'il s'envole tel un ballon gonflé à l'hélium, à de cocasses images poétiques sur fond d'azur.

Plus le film avance, plus on se laisse porter, plus on jubile d'assister à du cartoon vivant révélant le ridicule de la comédie sociale et des préjugés grâce auxquels nous nous protégeons de la rencontre avec le Différent en l'enfermant dans un stéréotype. La fantaisie de Dumont va crescendo et tire même son film vers l'allégorie existentialiste. Ainsi, lors de brefs mais intenses éclairs épiphaniques, les personnages déjouent ce qu'on avait fini (nous-mêmes spectateurs) par attendre d'eux. Ils s'élèvent alors littéralement au-dessus de ce qui les détermine, tels des garçons de café qui cesseraient de jouer au garçon de café. On retrouve avec délice le commentaire bergsonien subodoré dès le début quand Luchini remercie l'agent de la sécurité en lui disant malicieusement : « Vous avez été admirable. Vous ne vous êtes pas contentés d'être mécaniquement commissaire » !

Face à ce cinéma qui confronte les classes sociales et rappelle aux gens qui ne veulent pas se mouiller les pieds qu'ils ont un corps qui peut les rassembler là où inévitablement le langage les sépare, on se réjouit de voir que l'esprit de Pasolini est toujours vivant. Malheureusement, il nous est aussi tristement rappelé, dans une scène qui rappelle les circonstances de sa mort, que le décalage des représentations rend toute réconciliation éphémère et n'a pas fini d'entraîner le triomphe de l'intolérance.

Le cinéma que nous propose Bruno Dumont est prodigue en pépites d'inventivité. En sortant de ce film si riche, on se demande pourquoi les cinéastes qui exploitent ainsi au maximum les potentialités de la matière cinématographique sont si rares. On repense au pastiche d'adage sur l'absurdité de la condition humaine que le cousin Van Peteguem déclame à plusieurs reprises, introduisant des accents shakespeariens au cœur de ce joyau de poésie burlesque : « We know what to do, but we do not do ». On se dit que ce n'est peut-être pas fatal. Que nous pourrions tous nous délester de ce qui nous sclérose pour enfin, comme l'oiseau, aller plus haut.

F.L.