Défenseurs de la bonne morale et du bon goût, auditeurs de France classique, un conseil : fuyez ! Nous allons aujourd’hui revenir sur Lisztomania signé par l’un des meilleurs représentants du mauvais genre, un pape de l’outrance qu’il est indispensable de vénérer : Ken Russell. Ce cinéaste anglais avec Nicolas Roeg révolutionna l’austère cinéma britannique à coup de zooms et autres délires pop. Ken Russell a marqué le public des années 70 par sa tendance à la provocation ce qui malheuresement occulta le talent du bonhomme.

Lisztomania partage le même acteur que le film Tommy, le charismatique chanteur des Who Rodger Daltrey. Marqué par sa collaboration avec l’icône du rock aux bouclettes blondes, Ken Russell est convaincu que le bonhomme possède le charisme nécessaire pour interpréter des rôles plus classiques. Le choix de lui faire incarner Liszt est donc logique, surtout que le célèbre compositeur et pianiste à la longue chevelure fut une pop star bien avant l’heure. En effet, ses récitals de piano mettaient en émoi les jeunes femmes de l’époque qui allaient jusqu’à collectionner ses effets personnels. Dans ces anciennes biographies, malgré des partis pris osés et des séquences parfois hallucinatoires, on restait toujours dans l’esprit d’une reconstitution. Russell va concevoir Lisztomania comme un objet pop qui utilisera toutes les manifestations culturelles de son époque que ce soit la bande dessinée, le rock, le design ou les expérimentations visuelles d’Andy Warhol. Avec sa bande originale supervisée par Rick Wakeman le claviériste de Yes, le film a de quoi faire rendre malade les défenseurs d’une culture élitiste. Russell veut en effet produire un objet populaire qui parlera aux jeunes générations. Ainsi il désenclavera la musique classique qui a été appropriée par les milieux conservateurs qui sont constitués d'auditeurs vieillissants qui oublient trop souvent qu’ils écoutent sur leur platine des libertaires qui remettaient en cause la musique de leur époque. Il va donc réécrire de façon fantasmée les grandes étapes de la vie de Liszt. Ces séquences complètement folles au premier abord renvoient pourtant à certaines vérités. Comment ne pas évoquer scène ou Daltrey chevauche un pénis géant qui finira par être coupé par ces demoiselles et qui cristallise la relation ambiguë de Liszt avec la gent féminine. Nous avons également une pensée émue pour les fans de Wagner qui ont failli mourir d’apoplexie avec cette scène très typée Hammer Films où le compositeur de Tristan und Isolde devient un vampire. Là encore sur un mode outrancier, Russell illustre la manière dont le musicien préféré du 3ème Reich a soutiré pendant longtemps de l'argent à son mentor tout en s’inspirant à ses débuts de certaines créations du célèbre compositeur hongrois. Il est évident que Russell va très loin dans le final du film en transformant Wagner en un monstre de Frankenstein nazillon. Mais c’est là le charme et la force d’un réalisateur qui veut pousser toujours le curseur un peu plus loin. Et puis ce mélange entre les légendes allemandes, Mary Shelley et Superman, n’est pas une si mauvaise métaphore de la pollution des esprits opérée par le nazisme avec ses enfants habillés en Superman qui symbolisent une culture de masse qui peut-être utilisée pour propager "la bête immonde". Quant à Liszt, Russell le représente comme un homme enfant qui privilégie le fantasme à la réalité. Au final, il faut bien se l’avouer, on s’ennuie beaucoup moins que devant l’académique Amadeus qui mettait en scène une autre confrontation entre deux musiciens d’exception !

Au-delà de son talent de plasticien, Russell est un excellent directeur d’acteurs. Sous ses ordres, Daltrey est aussi juste dans les séquences burlesques que dramatiques. Veronica Quilligan dans le rôle de Cosima Wagner est pour sa part réellement inquiétante dans son rôle de gardienne du temple de l’idéologie nauséabonde de son mari. Enfin, Fiona Lewis, extrêmement séduisante, est parfaite dans le rôle de la femme de Liszt. On retient ainsi cette très belle séquence en hommage à Chaplin où elle offre un joli numéro avec Daltrey. Russell a toujours tiré le meilleur de ses acteurs, il suffit de voir Richard Chamberlain étincelant devant sa caméra ou Oliver Reed offrir des prestations de haut vol lui qui était réputé ingérable.

La  réalisation du film  alterne ainsi entre un certain classicisme et des séquences proposant des accélérations d’images où le découpage devient épileptique avec des gros plans que ne renierait pas Jean-Pierre Jeunet. Il emploie aussi bien des décors réels que de studio, se jouant de l’artifice avec certains intérieurs en carton-pâte qu’on dirait sortis d’une série Z alors qu’on passe ensuite à des décors en studio fastueux et réalisés avec le plus grand soin.  Au-delà de son esthétique pop, on se rend compte que Russell et son chef opérateur Peter Suschitzky ont beaucoup travaillé leur visuel, utilisant des dominantes de couleur selon les périodes de la vie de Liszt. Le rouge rappelle ainsi les plaisirs de la chair alors que le noir est présent dans sa dernière rencontre mortifère avec Wagner.

Au final Lisztomania est une œuvre résolument baroque où l’exagération est partout avec des décors surchargés de détails où les symboles phalliques abondent à l'image. Les émotions représentées que ce soit l’amour ou la peur sont le plus souvent exagérés et jouées par des acteurs en transe.  Pourtant l’ensemble demeure harmonieux. En effet, Russell crée une œuvre à première vue chaotique, mais au final extrêmement pensée qui réunit tous les univers artistiques.

On a souvent associé l’Angleterre à ses cinéastes réalistes qui auraient été les fers de lance de la lutte sociale. C’est une erreur. Le fantastique ou l'onirisme employés par Roeg ou Russell sont des stratagèmes autrement plus subversifs et dangereux contre le pouvoir. Un metteur en scène tel qu’Argento avec son monde cauchemardesque a été parmi les réalisateurs les plus interdits par les états totalitaires. L’œuvre de Russell est une antithèse de l’Angleterre thatchérienne avec ces visions surréalistes fortement sexuées qui peuplent la plupart de ses films.

Fou, baroque, excessif, pop, foutraque, Le Lisztomania de Russell est une oeuvre passionnante, engagée, agressive et pas forcément subtile, mais d’une grande force, à l’image de son cinéaste qu’il semble primordial de réhabiliter.

Mad Will