Vietnam le 9 mars 1945. Le Japon porte une violente attaque contre les soldats français présents dans le Tonkin. Opportuniste, le nationaliste vietnamien Ho Chi Minh y voit l’occasion de se débarrasser de la présence française dans la région et combat de son côté les troupes françaises d’occupation. Parmi eux, le soldat Robert Tassen (Gaspard Ulliel) survit de justesse au massacre mais y laisse son frère. Obsédé par son désir de vengeance envers le lieutenant d’Ho Chi Minh responsable de l’attaque et à peine remis de ses blessures, il réintègre l’armée française.

Les confins du monde part d’un fait historique reconstitué avec soin, mais n’annonce pas le début d’un film de guerre traditionnel, puisque Guillaume Nicloux fait du conflit indochinois la guerre intime de son protagoniste. Trois personnages vont orienter sa quête (et avec elle le récit), l’énigmatique écrivain Saintonge qui lui apporte son aide (Gérard Depardieu, qu’on imagine tout droit sorti de Valley of love), la prostituée Maï (Lang-Khê Tran) dont il tombe amoureux et qu’il veut sortir du bordel mais accepte pourtant sans (trop) broncher de la partager avec d’autres, et enfin Cavagna (Guillaume Gouix dans son plus beau rôle) le soldat un peu naïf qui devient un ami et un bras droit.

Après la Vallée de la Mort dans Valley of love, Guillaume Nicloux s’impose pour son douzième long métrage un nouveau décor naturel et hostile, la jungle. Sa chaleur et son humidité déteignent sur les visages des Français, et renforcent la torpeur déjà amenée par la guerre qui fait régner l’angoisse de croiser la mort derrière  chaque recoin de l’épaisse végétation. Qu’il fasse la guerre ou l’amour, la sueur ruisselle sur le corps de Gaspard Ulliel, faisant de son personnage une figure aussi dramatique qu’érotique, à l’image de son chaos intérieur autant lié à des pulsions meurtrières qu’amoureuses. C’est toute l’imagerie de la guerre qui se dote de sensualité, par les délires oniriques à l’opium, la promiscuité des soldats au dancing, l’exposition des corps exaltés. Lorsqu’un soldat est malencontreusement mordu par une sangsue dans la jungle, c’est sur son pénis tuméfié qu’il exhibe alors devant le bataillon écœuré et fasciné.

Une autre ambigüité caractérise Tassen, c’est sa volonté de respecter les indigènes, à qui il refuse d’infliger des supplices ce qui fait de lui un être presque doux (adéquat au physique angélique d’Ulliel) pourtant animé par un désir extrême d’une violente vengeance. Tassen n’a pas les caractéristiques habituelles de l’engagé, contrairement à son acolyte Cavagna, figure typique du jeune soldat, le gamin mort de peur à qui on a mis un fusil entre les mains, et qui rêve de rentrer chez lui confiant en haut d’un mirador que “le métro lui manque”. Il suscite une émotion différente mais toute aussi forte que celle de Tassen. Il est le personnage pour qui on souhaite que tout aille bien.

Si la transformation de guerre en quête hurle la référence à Apocalypse Now, Guillaume Nicloux déclare s’être plutôt tourné vers un autre classique du genre, la 317e section de Pierre Schoendoerffer à qui il emprunte l’idée de ne montrer que très peu l’ennemi, préférant l’inscrire dans l’imaginaire, le rendant ainsi perpétuellement menaçant et inatteignable comme un fantôme. Ce même imaginaire fantasmagorique s’empare des Confins du monde, qui ne se cantonne plus au film de guerre mais devient délire hallucinatoire. Dans la forêt vierge l’image transpire mais la mise en scène résiste, exploite chaque chaque lieu et chaque lumière et, associée au jeu exceptionnel de Gaspard Ulliel, fabrique l’un des films les plus intense de cette rentrée.

Suzanne Dureau