Je vous propose de découvrir ou redécouvrir une œuvre singulière du cinéma, un long-métrage qui oscille entre le thriller hitchcockien, les images baroques d’un Dario Argento et les créations surréalistes de Luis Buñuel. Le film Angoisse sur lequel nous allons revenir aujourd’hui est la seule réalisation horrifique de son réalisateur Bigas Luna qui fut une figure du cinéma espagnol des années 80 et 90. Il a été le peintre de la masculinité espagnole avec des œuvres sensuelles telles que Jambon, Jambon. Réalisé en 1987, Angoisse devait être un projet financé et tourné aux USA, mais le long-métrage ne trouva pas de producteurs. Son film d’horreur, Bigas Luna ira donc le tourner en Espagne grâce à des capitaux catalans. Pour faciliter son exportation, il tourne en anglais avec des acteurs américains dans les rôles principaux, comme Zelda Rubinstein la médium de Poltergeist dans le rôle d’une mère possessive au fort pouvoir de persuasion, ou Michael Lerner une gueule du cinéma américain vue entre autres chez Les frères Coen (Barton Fink) ou Woody Allen (Celebrity).

Angoisse est une oeuvre sophistiquée qui propose plusieurs niveaux de lecture. Son réalisateur souhaitait que les spectateurs voient le film sans rien savoir de son scénario.  Je vous invite donc à regarder le film avant de lire cette critique qui va m'obliger à décrire le dispositif narratif mis en place par Bigas Luna. À noter pour les plus sensibles d’entre vous que le film est interdit au moins de 16 ans en raison de plusieurs énucléations. Si vous vomissez à chaque fois que vous regardez Un chien Andalou, passez votre chemin ! Mais vous manquerez une expérience cinématographique absolument fascinante.

Mais que raconte Angoisse ?

John, un vieux garçon vivant sous la coupe de sa mère, travaille comme assistant ophtalmologue dans une clinique. Perdant peu à peu la vue, il commet de nombreuses erreurs qui lui valent d'être renvoyé. Sous la pression de sa mère, Alice, qui prétend détenir d'étranges pouvoirs hypnotiques, John se lance dans le crime. Il égorge des victimes pour se venger de son infortune et pour leur voler les yeux dans l'espoir de s'en servir pour stopper sa cécité.

L’architecture de Gaudi, une explosion de couleurs primaires, des mouvements élégants de caméra qui dirigent le regard du spectateur. Bigas Luna dès l'ouverture du film fait preuve d'une belle maîtrise technique avec cet oiseau qui veut s'échapper de la maison du tueur. Le réalisateur utilise de nombreux gros plans sur les yeux ou les armes blanches durant le film, on retrouve ici l’esprit des giallos (films d'exploitation italiens recourant au symbolisme) des années 70. Par contre, dans les scènes de meurtre, le film s'inspire des slashers américains (films avec un tueur souvent masqué qui tue des jeunes gens ) comme Vendredi 13 où le sang abonde avec des crimes dont la violence est exacerbée.

Angoisse est un film qui traite du regard. Comment pouvait-il en être autrement avec un long-métrage qui débute avec cette histoire d’un infirmier ophtalmologiste dirigé sous hypnose par sa mère et qui tue pour récupérer des yeux dans l’espoir de ne pas perdre la vue ? Mais Bigas Luna va vite dépasser le cadre du simple film d'horreur pour proposer une expérience unique. En effet, à la fin du premier acte du film où le tueur est renvoyé de son travail, on découvre que l'histoire de John et de sa mère que nous avons suivie jusqu’alors est en réalité un film nommé The Mummy qui est projeté devant un public dans un cinéma. Bigas Luna nous propose tout simplement une mise en abyme du 7ème art avec des scènes filmées dans une salle de projection où l’on voit des spectateurs réagir par rapport à la violence des scènes d'énucléation vues à l'écran.

Après nous avoir révélé que son film Angoisse parlait d’un public venu voir un film d’horreur appelé The Mummy avec un ophtalmologiste fou, il va essayer de nous faire perdre nos repères de spectateur en mêlant les différents univers fictionnels du film. Bigas Luna va ainsi nous donner à voir une scène d’hypnose parmi les plus impressionnantes du cinéma. La mère du tueur vue dans le premier tiers du film va hypnotiser son fils. Nous allons alors assister à un concentré d’images psychédéliques où l’on ne sait plus à qui s’adresse la marâtre en raison du recours à une caméra subjective qui nous place dans la tête de son rejeton. Cette séquence magnifiquement filmée est vraiment étonnante avec l’emploi de lumières stroboscopiques qui nous font perdre tous nos repères spatiotemporels. Pour augmenter notre malaise, Bigas Luna va régulièrement insérer dans son montage grâce à des champs-contrechamps, des plans de spectateurs qui se sentent mal. Après cette étrange séquence sous influence du suréalisme, le réalisateur espagnol s'amusera de plus en plus à entremêler les différents niveaux de réalité. Ainsi, le tueur commandé par sa mère partira dans un cinéma tuer ses occupants. Au même moment dans la salle qui regarde ses aventures, des gens se feront assassiner.

Certains critiques pensent qu’Angoisse est une condamnation du cinéma d’horreur puisque le film de Bigas Luna met en scène dans sa dernière partie des spectateurs qui se mettent à réagir comme le tueur du long-métrage qu’ils regardent. Ils se trompent lourdement selon moi. En effet, le dernier plan assez grand-guignolesque et mal aimé par ces mêmes critiques rappelle que le film n’est pas une oeuvre moralisante, mais un pur film de genre. Bigas Luna n’est pas venu ici asséner sa bonne morale à la manière d’un Wim Wenders dans The End of Violence. Pourquoi a-t-il choisi de réaliser un film d’horreur alors qu’il n’a presque jamais oeuvré dans le cinéma d’exploitation ?

Le réalisateur ibérique a sans doute été intéressé par la position du spectateur dans le cinéma d’horreur qui vient dans une salle pour regarder un film censé le mettre mal à l’aise. Cette situation est acceptée par le spectateur qui s’amuse à se faire peur, car il est du bon côté de l’écran avec ses popcorn et ne risque rien.  Avec Angoisse, Luna a essayé de briser le 4ème mur. Son film n’est donc pas une simple fiction, mais plutôt une oeuvre expérimentale qui essaye de nous faire vivre de façon intense des sensations telles que la peur ou la confusion. Il faut s’imaginer qu’Angoisse a été pensé comme une expérience collective (courez voir le film quand il est diffusé en festival) à voir dans une salle de cinéma où il est impossible de savoir si un tueur se cache parmi les gens assis autour de nous.

Ce film témoigne de l’immense talent d’un réalisateur qui a été malheureusement un peu oublié par le public et la critique et que je souhaitais réhabiliter. Violent,  dérangeant, surréaliste, un film hautement recommandable, tout simplement un indispensable de Mad Will !

Mad Will

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Le film en VOD : http://www.videofutur.fr/viewTitleDetails.do?titreId=10006741