Cynique au point d’être parfois pénible à regarder, Album de famille est un portrait au vitriol de la société turque et à travers elle des démocraties occidentales modernes. Il semble rendre compte par l’image des analyses visionnaires que Tocqueville consignait déjà dans un ouvrage devenu canonique dans les études politiques : De la démocratie en Amérique. Dès 1840, après avoir observé la jeune démocratie étasunienne, il diagnostique les dangers qui la guettent : l’égalisation des conditions de vie est en train de mener à la moyennisation des aspirations. C’est cette prophétie réalisée que filme Mehmet Can Mertoğlu, et notamment la dérive de l’idéologie égalitariste consubstantielle à la démocratie, quand chacun se croit légitime à revendiquer son droit à avoir tout ce que les autres ont et qu’il n’a pas. Cette phobie de la différence encourage alors les sentiments les plus triviaux d’envie et de convoitise. La caméra du réalisateur turc suit ainsi la reconstitution absurde d’une grossesse factice, au moyen d’un roman-photo grand-guignolesque, par un couple stérile en passe d’adopter un enfant. C’est le moyen que ce couple a trouvé pour rentrer dans la norme de la famille avec enfant. Mais ses parents adoptifs ne lui portent, une fois qu’ils l’ont obtenu, aucun amour. La mesquinerie de l’avoir triomphe. Le statut de fonctionnaire, symbole des enfants gâtés qui parce que tout leur est acquis d’avance ont perdu l’envie d’avoir envie, en prend aussi pour son grade. Mehmet Can Mertoğlu met en effet en scène un pays qui semble unanimement mu par la volonté de pouvoir consommer et posséder autant que son voisin en en faisant le moins possible. Avec Album de famille, il signe donc un film qui, sous ses apparences trompeuses de conte absurde un peu dérisoire, cache un fond glaçant sur la victoire de la ‘’médiocratie’’ partout où sa culture s’est imposée.

F.L.

L'interview du réalisateur :  https://www.chacuncherchesonfilm.fr/actualites/97-interview-du-realisateur-mehmet-can-mertoglu-album-de-famille