Hanté depuis l’enfance par la culpabilité d’avoir tué un homme, élevé par deux aristocrates décadents dont l’un a sombré dans la folie après en avoir torturé plusieurs, Marcello (Jean-Louis Trintignant) se méfie de l’excentricité comme de la peste. Pour s’en préserver, il tente de construire sa normalité. Qu’est-ce qu’un homme normal ? « Un homme qui se retourne sur les fesses d’une femme et qui constate qu’il n’est pas le seul, un homme qui aime le foot, les bars, les plages bondées, l’effervescence du centre-ville, qui aime ceux qui lui ressemblent et qui hait ceux qui sont différents, un vrai patriote, un vrai fasciste », ironise son ami. Alors Marcello collabore avec les fascistes et est sur le point de se marier avec une petite bourgeoise « médiocre, pleine d’idées étriquées, parfaite pour le lit et la cuisine ».

Bien que son aspiration à mener une vie simple et calme soit sincère, certains y décèlent la marque d’un regrettable renoncement à assumer sa singularité. N’est pas imbécile heureux qui veut. Son ami aveugle, capable de voir au-delà des apparences, lui fait ainsi remarquer qu’ils s’entendent bien parce qu’ils sont tous deux des êtres différents. A l’aide d’un insert sur les chaussures dépareillées de l’aveugle suivi d’un gros plan sur le visage plus apitoyé qu’attendri de Marcello, Bernardo Bertolucci montre l’effroi de l’aspirant-conformiste face à cette identification négative.

Sa petite mascarade bien huilée se grippe plus encore lorsqu’il est chargé d’espionner son ancien professeur de philosophie, exilé à Paris en signe de protestation morale contre l’Italie fasciste. En effet, les souvenirs du vieux monsieur ressuscitent en lui l’étudiant brillant qui n’avait pas encore anesthésié son esprit pour se mêler au troupeau bêlant. Pour parler d’eux-mêmes par la bande, les deux hommes évoquent le mythe de la caverne. En déclarant que ses contemporains sont semblables aux prisonniers que décrit Platon, trompés par des faisceaux qu’ils prennent pour des lanternes, il trahit l’acuité de son regard et par là même son inadéquation foncière avec le fascisme. Dans une succession de plans magistralement composée, où la forme rejoint savoureusement le fond, Bertolucci donne à voir l’opération de dévoilement qu’accomplit ainsi le professeur. Alors qu’à la faveur de la pénombre, Marcello était perçu à travers son ombre, son ancien maître, en allumant la lumière, dissipe l’identité factice derrière laquelle il se cachait. Cela réveille chez lui la tentation d’être à nouveau le sujet critique qu’il fut, tentation qui s’exacerbe lorsqu’il rencontre la jeune épouse du professeur (Dominique Sanda), en tous points contraire à celle qu’il s’est stratégiquement choisi, ambitieuse, pleine d’idées libertaires, affranchie du rôle féminin traditionnel. Avant que les fascistes ne le ramènent dans le droit chemin…

Derrière ce déchirant portrait d’homme tiraillé entre sa volonté de se couler dans le moule et son individualisme refoulé menaçant de resurgir au galop, Le conformiste apporte un éclairage atypique sur le fascisme. A travers le regard désabusé de son héros constatant, lorsque la dictature tombe, la facilité avec laquelle tous ceux qui applaudissaient le Duce la veille, confortablement engourdis dans leur servitude volontaire, le condamnent le lendemain avec le même enthousiasme imbécile, Bertolucci réactualise le pessimisme politique platonicien. En filmant cette versatilité des masses, il nous rappelle douloureusement combien la majorité des individus se contente de suivre les revirements de l’opinion commune et, loin de souhaiter s’en libérer, se satisfait de la variation périodique de la couleur de ses chaînes.

F.L.