Comment ne pas aller voir ce film pour lequel il a fallu 25 longues années de maturation avant qu'il puisse voir le jour ? D'autant plus que ce film est un grand moment de cinéma, s'interrogeant sur la fiction et ses illusions, thème principal du roman de Cervantes mais aussi interrogation récurrente pour tout traitement de l'image. Au delà de sa réussite en terme de réflexion sur ce sujet ce film a comme atout d'être parfaitement réussi (photo, scénario, jeu des acteurs...) et de nous faire passer deux heures inoubliables. (Fiche du film ici )

La critique :

Difficile d’aborder le nouveau film de Terry Gilliam sans revenir rapidement sur les péripéties de sa réalisation. Cela fait vingt-cinq ans que l’ex comparse des Monty Python s’acharne sur ce projet, affrontant les intempéries, l’abandon des acteurs (Jean Rochefort, Johnny Depp, John Hurt…) et les restrictions budgétaires. Le film fut menacé jusqu’à sa sortie en salle, son ex producteur Paul Branco ayant décidé d’en récupérer les droits. Mais le 19 mai dernier, L’homme qui tua Don Quichotte a vu le jour sur le tapis rouge en clôture du 71ème édition du festival de Cannes.

Comme sa genèse, le film est abracadabrantesque. Toby Grisoni (Adam Driver), un réalisateur de pub désabusé, est de retour dans le petit village espagnol où il tourna jadis son film de fin d’études, une adaptation du célèbre roman de Cervantes. Dix ans plus tard, il retrouve Javier, le vieux cordonnier qu’il avait choisi pour interpréter le rôle de Don Quichotte. L’homme (Jonathan Pryce), toujours persuadé d’être le fameux chevalier, ne s’est pas remis de cette expérience de comédien. Il entraîne dans sa quête Toby, qu’il confond avec Sancho, son ancien compagnon de route du film. D’abord réticent aux délires du vieux fou, Toby se prend d’affection pour Javier Don Quichotte et le suit dans ses pérégrinations andalouses.

On retrouve dans cette suite de mésaventures improbables un chaos propre au cinéma de Gilliam, (rapellons-nous l’excellent Brazil) où le réel et la fiction se confondent. Cette confusion offre une approche intéressante du créateur sur son œuvre et remet au premier plan le thème principal du roman de Cervantès : Toby, le réalisateur, est dépassé par le scenario qu’il a lui même écrit, de la même manière que Terry Gilliam l’a été durant les vingt-cinq années de travail sur son film, dont la notoriété repose désormais beaucoup sur ses déboires. Cette mise en abyme du travail du cinéaste est un motif récurrent dans L’homme qui tua Don Quichotte : ainsi, Toby se retrouve confronté à un producteur tout puissant et mal intentionné, à des décors qui ne tiennent pas la route et à des acteurs pénibles.

Au-delà de cette aspect autobiographique qui rend le film attendrissant, L’homme qui tua Don Quichotte a la qualité d’être, malgré ses délais de réalisation, un film moderne, dont le scénario a sans doute été constamment retravaillé pour qu’en 2018 il s’inscrive encore dans les préoccupations contemporaines, abordant ainsi la peur du terrorisme ou le racisme. Le duo Toby/Javier fonctionne très bien, alliance subtile du massif Adam Driver parfait en pubard désenchanté et d’un Jonathan Pryce complètement possédé par son rôle, étonnant et émouvant, en particulier lors de la scène finale où, après avoir été humilié, il s’éteint en retrouvant sa vraie identité.

On regrette cependant que les femmes n’aient pas eu le droit à leur coup de jeune. Les personnages féminins sont secondaires, uniquement bons à séduire ou pire, se prostituer. Quant à Rossy De Palma, pourtant pionnière du projet, elle n’a droit qu’à une apparition éclair.

Les vingt-cinq ans d’attente ont permis au réalisateur de traiter l’adaptation du roman en même temps que sa propre histoire et accordons à Terry Gilliam les qualités d’un Don Quichotte des temps modernes. Il aura bravé toutes les tempêtes de l’industrie, quitte à en être la risée, pour livrer ce film drôle et lucide, à ne pas manquer.

S.D.