Un film sans concession porté par une mise en scène clinique s’appuyant sur le plan séquence. Album de Famille est une fable au vitriol du consumérisme qui égratigne la société moderne. Distribué par Le Pacte , Album de famille se vit comme une expérience en laboratoire et sera disponible en VOD sur le site d'Arte.

La critique du film

Cynique au point d’être parfois pénible à regarder, Album de famille est un portrait au vitriol de la société turque et à travers elle des démocraties occidentales modernes. Il semble rendre compte par l’image des analyses visionnaires que Tocqueville consignait déjà dans un ouvrage devenu canonique dans les études politiques : De la démocratie en Amérique. Dès 1840, après avoir observé la jeune démocratie étasunienne, il diagnostique les dangers qui la guettent : l’égalisation des conditions de vie est en train de mener à la moyennisation des aspirations. C’est cette prophétie réalisée que filme Mehmet Can Mertoğlu, et notamment la dérive de l’idéologie égalitariste consubstantielle à la démocratie, quand chacun se croit légitime à revendiquer son droit à avoir tout ce que les autres ont et qu’il n’a pas. Cette phobie de la différence encourage alors les sentiments les plus triviaux d’envie et de convoitise. La caméra du réalisateur turc suit ainsi la reconstitution absurde d’une grossesse factice, au moyen d’un roman-photo grand-guignolesque, par un couple stérile en passe d’adopter un enfant. C’est le moyen que ce couple a trouvé pour rentrer dans la norme de la famille avec enfant. Mais ses parents adoptifs ne lui portent, une fois qu’ils l’ont obtenu, aucun amour. La mesquinerie de l’avoir triomphe. Le statut de fonctionnaire, symbole des enfants gâtés qui parce que tout leur est acquis d’avance ont perdu l’envie d’avoir envie, en prend aussi pour son grade. Mehmet Can Mertoğlu met en effet en scène un pays qui semble unanimement mu par la volonté de pouvoir consommer et posséder autant que son voisin en en faisant le moins possible. Avec Album de famille, il signe donc un film qui, sous ses apparences trompeuses de conte absurde un peu dérisoire, cache un fond glaçant sur la victoire de la ‘’médiocratie’’ partout où sa culture s’est imposée.

F.L.

L'Interview du réalisateur

Quelles sont vos expériences cinématographiques avant Album de Famille ?

J’avais juste réalisé deux courts métrages. Je ne travaille pas du tout au sein de l’industrie cinématographique turque en tant que professionnel. Vous savez, je me considère plutôt comme un « cinéphile professionnel », car je regarde beaucoup trop de films !

Quelle était votre intention initiale avec Album de Famille ?

Je voulais juste faire un film. Néanmoins, j’ai toujours été intéressé par les contradictions entre l’histoire écrite et l’histoire transmise oralement de génération en génération. C’est le sujet central de mon film, que je traite ici sous le prisme familial.

Pouvez-vous revenir sur le ton du film ?

Album de famille est une comédie même si le scénario compte des scènes dramatiques voir tragiques.

Votre film me fait penser aux analyses de Tocqueville sur la notion d’égalitarisme qui amène un nivellement vers le bas des aspirations des citoyens.

La technologie est tellement facile d’accès aujourd’hui que notre monde est devenu totalement interconnecté. Les gens à travers les réseaux sociaux sont obsédés par le fait de montrer qu’ils sont heureux grâce à leur mode de vie. Ces vies ainsi exposées tendent à imposer une certaine médiocratie à mesure que nos existences se ressemblent de plus en plus.

Vous attaquez également le statut de fonctionnaire !

Vous savez, mes parents étaient au service de l’Etat. En Turquie, la plupart des gens commencent à travailler très jeunes en tant que fonctionnaires. Et très vite, ils adoptent une attitude conformiste censée leur garantir un futur qui ne leur demandera pas trop d’efforts. Malheureusement pour les personnes qui sont de l’autre côté du guichet, leur attitude à une répercussion. Dans mon pays, les services publics fonctionnent difficilement voire pas du tout. C’est une chose qui me dérange quotidiennement, c’est pourquoi, je souhaitais en parler dans le film.

Comment avez-vous pensé votre montage ?

J’ai eu des discussions au préalable avec mon monteur. Mais vous savez j’avais peu de marge de manœuvre en terme de montage. En effet, le film a été tourné en pellicule et sur un temps relativement court. La plupart du temps, j’ai suivi scrupuleusement le scénario. J’ai pu réaliser quelques prises de vue alternatives et faire des essais de découpage mais de façon exceptionnelle.

Quelles sont vos méthodes de travail ?

Ce sont les contraintes budgétaires et techniques liées au format de captation (la pellicule) qui m’ont conduit à devoir improviser. Prenons la séquence de l’hôpital avec les photos, l’emploi de dialogues désynchronisés m’est venu en raison de difficultés matérielles. Vous savez, faire du cinéma, c’est s’adapter aux lieux de captations surtout quand on tourne dans des espaces de vie réels. Pour la séquence avec le premier directeur de l’orphelinat, il y avait réellement un animal où je filmais, et j’ai décidé de l’utiliser dans la diégèse. De nombreuses scènes ont été enrichies par des détails que je percevais durant le tournage.

Quel est le cinéma que vous souhaitez défendre et faire dans le futur ?

Je ne me limite pas à une manière de faire du cinéma. Je m’adapte. Mon prochain projet sera très proche d’Album de famille ou totalement différent. J’essaye d’être le plus ouvert possible lors du processus créatif.

Interview réalisée par Florine Le Bris. Merci à Mehmet Can Mertoglu.